Le crépuscule avait fini par engloutir l'horizon. La nuit se faisait gourmande et enveloppait le ciel avec une rapidité implacable. Le soleil fut chassé et la Dame brune se para de ses étoiles, seuls joyaux en droit de briller à cette heure du soir. Je restais longtemps sur le quai à observer le ciel.

J'avais l'espoir peut-être de me réveiller, de nouveau à Kandrian, comme si rien ne s'était jamais passé. Ni la folie de mon père, ni la violence de mes sœurs. Sans tout cela, nous aurions pu être heureux.

Force était de constater qu'à la morsure bien réelle du froid sur mes épaules, la situation était bien authentique et je n'y pouvais plus rien. Il ne me restait plus que le souvenir de jours heureux, passant comme l'eau dans la rivière, et en maigre consolation le fait de savoir avoir été aimé au point de rendre des mains meurtrières.

"Vous allez attraper froid" me lança un pêcheur qui sur le port de Baduk n'avait pas fini le chargement de son bateau. 

J'étais partie avec presque rien, outre une pèlerine longue et épaisse. Suffirait-elle à passer l'hiver ? Je l'espérais. Sharon avait été assez clair sur le besoin de se fondre dans la masse, de ne pas paraître exubérante ou riche afin de ne pas être la proie de forbans. 

"Ne vous inquiétez pas, j'admirais juste le ciel."

Le pêcheur eut un petit rire moqueur mais tendre. Il devait me prendre pour ces candides qui idéalisent le monde. Je l'avais été longtemps il fallait dire. J'avais pris le soin de ne jamais prendre les armes et si j'avais eu un don très tôt pour la magie, je n'avais tout au plus que guéri les quelques blessures superficielles de mes sœurs, lorsque Sharon et Shariel se disputaient des batailles amicales. 

Allais-je pouvoir en vivre seulement ? 
Ses mains inutiles n'allaient pas pouvoir me protéger, quant à me nourrir…

Je m'éloignais du port en silence, faisant attention de ne pas être suivie. La première auberge que je trouvais sur le chemin me verrait m'endormir d'un sommeil profond, le coeur en vrac après une journée qui n'était guère et ne serait jamais comme les autres. 

J'imaginais sans mal ce que dirait Shariel à ma place : aujourd'hui est le premier jour de ma nouvelle vie. 
Je n'avais pas son entrain mais je finissais par m'endormir sereinement.

                          (...)

Ma première idée fut de rejoindre un temple, n'importe lequel. Y aider en échange d'un peu de chaleur et d'informations était un plan somme toute assez basique mais efficace. Les fidèles posaient assez peu de question et moi-même, je ferais docilement ce que l'on me dirait de faire, sans poser de problème. 

Je gagnais un petit temple sur la bordure sud-ouest de Baduk où l'on traitait des pauvres dont la vie avait été encore plus dramatique que la mienne. J'y changeai des pansements et tentais de me rendre utile, vite mise face à une évidence douloureuse : si j'avais toujours eu un don pour la magie, le fait de ne jamais l'avoir entretenu me mettait en difficulté, même en rase campagne. 

Je soupirais doucement en voyant tous mes efforts réduits à des balbutiements de magie. J'eus l'impression que Sharon avait été bien trop douce avec moi car tous les prêtres ici savaient faire bien mieux que moi et s'ils ne firent aucune remarque, je ne pus que rougir de mon incompétence. 

A la fin de la journée, assise sur les marches, j'observais le défilé des visages dans le port de Baduk. Certaines armures étaient impressionnantes et les auras se disputaient tantôt en noirceur, donnant l'impression d'immenses corbeaux de malheur, tantôt en clarté, comme si certaines âmes étaient baignées du feu des dieux anciens. 

"Il y a du beau monde ce soir" s'amusa doucement Esmène, derrière ses longues mèches blondes son sourire rayonnait. 

"Il faut croire que le port brasse toutes sortes de personnes…" 

"Tu as même croisé un Gulr."

"Un Gulr ?"

Je penchais la tête, tentant de me remémorer qui ou quoi. Je n'avais vu que des pêcheurs dont la majorité avait été victime de blop venimeux ou de brûlures de méduses, superficielles mais douloureuses.

"L'homme que tu as voulu soigner, dans la rue, tu sais, celui qui est passé à côté…"

Je me rappelais avoir évité quelqu'un et s'il n'était pas amoché comme certains aventuriers, j'avais en effet usé quelque peu de mes dons.
Le résultat avait été plus que décevant. Il n'avait même pas dû s'en rendre compte.

Je fronçais les sourcils, me rappelant vivement la médiocrité de mes capacités, rougissant légèrement de honte.
Esmène dut le voir car elle se rapprocha un peu, pour me caresser l'épaule.

"Je ne disais pas ça pour te blesser. Je me disais juste…"

"Oui ?"

Je relevais sur elle mes yeux, chassant cette vilaine voix qui me ramenait à la réalité. Comment survivre ? Esmène avait l'air de dire que certains visages étaient connus et je n'en connaissais aucun. Je passais ma main sur mon visage pour en chasser l'angoisse. 

"Il y a justement un Temple des Gulr, sur Kedok. Certains Prêtres d'ici en reviennent. Ils disent qu'ils ont eu accès à certaines connaissances et que c'est là bas qu'ils ont pu apprendre à maîtriser leur magie de soin différemment."

Je clignais des yeux, avant de détourner le regard sur le port. Cela faisait plusieurs jours que je regardais l'échéance mais ni Sharon ni Shariel ne s'étaient montrées. Et si elles s'étaient montrées, peut-être avaient-elles fait le choix de ne pas m'approcher volontairement afin de me donner cette liberté dont elles parlaient tant et qui m'effrayait plus que de raison. 

"Un Temple des Gulr", je soufflais dans le vent.

"Tu n'as rien à perdre à t'y rendre. Et de là bas, tu pourras voyager encore jusqu'à Dusso peut-être ! Je suis certaine qu'il y en a autant de temples et de recueils sacrés qu'il le faut. Si ce que tu recherches est la connaissance, les terres d'argent regorgent de savoir ancien et mystique ! Et je te dis ça car je les croise tous les jours, moi, les héros de ces terres !"

Esmène eut un rire. Je forçais sur mes lippes un sourire en retour. L'inconnu n'était pas attrayant à mes yeux mais avais-je le choix ? Je dodelinais de la tête face au coucher de soleil. 

Je n'avais jamais envisagé de devenir une grande soigneuse. Maintenant que l'avenir d'un mariage noble et d'une vie de mère de famille était mis de côté, il fallait se rendre à l'évidence : j'allais devoir choisir une voie, défendre mon bout de chemin et voyager. L'idée était inquiétante mais je n'allais pas vivre et mourir dans le port de Baduk où j'avais déjà eu du mal à trouver de petits boulots mal payés. 

J'inspirais profondément avant de sourire à Esmène.

"Je devrais tenter ma chance oui. Voyager me ferait du bien. Je penserais à te ramener un petit quelque chose !"

"Ne me donne pas trop d'espoirs... C'est ce qu'ils disent tous" maugréa-t-elle, et j'imaginais sans mal que nombre d'aventuriers lui avait tenu le même discours avant moi.

Je riais face à l'absurdité. Elle avait raison de ne pas me croire.
Moi-même je n'étais sûre de rien.

Ni d'aujourd'hui, ni de demain.