Le Manoir était bien silencieux cette nuit-là, pourtant Sharon pouvait croire entendre des centaines de cris lui tambourinaient le crâne.
Elle posa un regard féroce sur le lit, dont les draps étaient désormais couverts de sang.
Elle serra plus fort le poing, renforçant sa prise sur les cheveux foncés de l’homme. Son myocarde battait à tout rompre dans sa poitrine mais elle ne cessait de se dire qu’elle n’avait pas fini, alors elle retira mollement l’épée du corps et l’abattit une nouvelle fois sur lui.
Le bruit des chairs qui se déchirent rompit le silence funeste qui régnait dans la pièce.
Elle n’entendait plus que sa propre respiration, haletante et lourde, alors qu’elle frappait, encore et encore, jusqu’à sentir la résistance des os rompre sous l’acier. Le poids au bout du bras se fit plus conséquent alors qu’elle reculait, sa main serrant toujours la tignasse noire entre ses doigts.
« C’est fini » murmura-t-elle, contemplant le corps avachi en travers du lit, ayant cherché à fuir sa légitime sentence. Abattu aussi froidement qu’un porc.
Elle aurait aimé rester là quelques minutes de plus, se remplir les poumons de l’odeur âcre et ferreuse du sang, contempler un peu plus la brutalité dont elle avait dû faire usage pour lacérer la carcasse, mais le temps lui était compté.
Désormais, il fallait fuir.
Calmement, Sharon tourna les talons, rangeant l’épée pleine de sang dans le fourreau, ce qui émit un petit bruit de succion peu élégant.
Elle ouvrit la porte.
Devant, deux silhouettes l’attendaient et lui jetèrent un regard mi horrifié mi soulagé. Elles s’attendaient à la voir, mais réalisaient désormais que cette vision d’horreur serait leur réalité.
« C’est fait ? » s’enquit l’une d’entre elles, la voix tremblante.
« C’est fait » souffla Sharon, levant le bras où la tête pendait mollement dans une expression de douleur.
« C’est parfait alors », conclut la troisième.
« Shahar et toi, partez devant. Je me charge d’en finir avec le reste. »
Les deux silhouettes hochèrent la tête et partirent, rapidement avalées par l’obscurité du couloir qui ne ressemblait désormais plus qu’à un énorme boyau.
Sharon resta quelques secondes dans le couloir, sentant les cheveux lui échappaient d’entre les doigts. Jusqu’au bout, son existence aura été d’une médiocrité et d’un ennui, pensa-t-elle.
Elle se mit finalement en marche.
Le pas assuré, elle traversa le couloir à son tour, s’enfonçant jusqu’à un escalier qui grimpait dans les étages. Elle les escalada lentement, pour ne pas faire de bruit et pour profiter une dernière fois de la maison qui avait été un jour la sienne. De ce manoir pluricentenaire où elles avaient grandi, elle et ses deux sœurs. Dont elle connaissait les moindres recoins et même les secrets.
Il était beau le Manoir des Kandrian quand il était encore plein de vie, mais la mort de leur mère sans un héritier à offrir au Marquis avait transformé leur paix en enfer. Il n’y avait pas eu un seul jour où le père de la lignée ne s’était morfondu de voir son nom disparaître.
Shahar avait été la moins épargnée car elle était celle qui ressemblait le plus à feu Dame Egérie, leur mère, avec ses longs cheveux blonds et son air toujours en piété.
Sharon et Shariel avaient quant à elles hérité des longs cheveux noirs des Kandrian et de leur air suffisant et guindé. Si ça aurait pu être une fierté, le Marquis n’y avait jamais vu qu’un fardeau d’avoir deux filles si similaires à lui.
Avec du recul, il aurait dû entrevoir sa fin, pensa Sharon. Elle n’avait jamais été aussi semblable à son père qu’en tenant sa tête dans le creux de sa main gauche. Et maintenant qu’elle y pensait, une mine de dégoût passa sur son visage, puisqu’elle lui ressemblait à ce moment là.
Si seulement le Marquis s’était tenu...
Mais ce n’était plus le temps des regrets.
La guerrière entra dans le bureau du Marquis de Kandrian.
Sans un mot, elle posa la tête sur le bureau, de sorte à ce qu’il puisse voir sur le mur opposé les portraits de sa lignée.
Sharon, d’abord, au regret défiant et à la farouche colère.
Shariel enfin, droite et décidée, comme il l’eût été en guerre avant.
Shahar ensuite, si douce et pénitente de crimes qu’elle n’eut commis.
Ses trois filles, ses trois rejetons.
Trois votes pour une seule mise à mort.
Sharon eut un sourire avant de détourner son attention. Elle attrapa un cierge blanc et, d’une démarche calme et assurée, le passa sous les tentures de velours qui protégeaient les murs et les fenêtres. Le tissu ne mit que quelques secondes à s’embraser. La jeune femme ne se dépêcha pas pour autant ; elle fit le tour du bureau avant de reposer le cierge sur ce dernier.
Elle se pencha seulement pour embrasser le front froid du père.
« Adieu mon père », souffla Sharon sur un ton solennel.