Les Soeurs Kandrian

Sharon


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Il y a 1 an | Le 23 Feb 2023 15:26:04
Le Manoir était bien silencieux cette nuit-là, pourtant Sharon pouvait croire entendre des centaines de cris lui tambourinaient le crâne.
Elle posa un regard féroce sur le lit, dont les draps étaient désormais couverts de sang.

Elle serra plus fort le poing, renforçant sa prise sur les cheveux foncés de l’homme. Son myocarde battait à tout rompre dans sa poitrine mais elle ne cessait de se dire qu’elle n’avait pas fini, alors elle retira mollement l’épée du corps et l’abattit une nouvelle fois sur lui.
Le bruit des chairs qui se déchirent rompit le silence funeste qui régnait dans la pièce.

Elle n’entendait plus que sa propre respiration, haletante et lourde, alors qu’elle frappait, encore et encore, jusqu’à sentir la résistance des os rompre sous l’acier. Le poids au bout du bras se fit plus conséquent alors qu’elle reculait, sa main serrant toujours la tignasse noire entre ses doigts.

« C’est fini » murmura-t-elle, contemplant le corps avachi en travers du lit, ayant cherché à fuir sa légitime sentence. Abattu aussi froidement qu’un porc.

Elle aurait aimé rester là quelques minutes de plus, se remplir les poumons de l’odeur âcre et ferreuse du sang, contempler un peu plus la brutalité dont elle avait dû faire usage pour lacérer la carcasse, mais le temps lui était compté.

Désormais, il fallait fuir.

Calmement, Sharon tourna les talons, rangeant l’épée pleine de sang dans le fourreau, ce qui émit un petit bruit de succion peu élégant.

Elle ouvrit la porte.

Devant, deux silhouettes l’attendaient et lui jetèrent un regard mi horrifié mi soulagé. Elles s’attendaient à la voir, mais réalisaient désormais que cette vision d’horreur serait leur réalité.

« C’est fait ? » s’enquit l’une d’entre elles, la voix tremblante.
« C’est fait » souffla Sharon, levant le bras où la tête pendait mollement dans une expression de douleur.
« C’est parfait alors », conclut la troisième.

« Shahar et toi, partez devant. Je me charge d’en finir avec le reste. »

Les deux silhouettes hochèrent la tête et partirent, rapidement avalées par l’obscurité du couloir qui ne ressemblait désormais plus qu’à un énorme boyau.

Sharon resta quelques secondes dans le couloir, sentant les cheveux lui échappaient d’entre les doigts. Jusqu’au bout, son existence aura été d’une médiocrité et d’un ennui, pensa-t-elle.

Elle se mit finalement en marche.

Le pas assuré, elle traversa le couloir à son tour, s’enfonçant jusqu’à un escalier qui grimpait dans les étages. Elle les escalada lentement, pour ne pas faire de bruit et pour profiter une dernière fois de la maison qui avait été un jour la sienne. De ce manoir pluricentenaire où elles avaient grandi, elle et ses deux sœurs. Dont elle connaissait les moindres recoins et même les secrets.

Il était beau le Manoir des Kandrian quand il était encore plein de vie, mais la mort de leur mère sans un héritier à offrir au Marquis avait transformé leur paix en enfer. Il n’y avait pas eu un seul jour où le père de la lignée ne s’était morfondu de voir son nom disparaître.
Shahar avait été la moins épargnée car elle était celle qui ressemblait le plus à feu Dame Egérie, leur mère, avec ses longs cheveux blonds et son air toujours en piété.

Sharon et Shariel avaient quant à elles hérité des longs cheveux noirs des Kandrian et de leur air suffisant et guindé. Si ça aurait pu être une fierté, le Marquis n’y avait jamais vu qu’un fardeau d’avoir deux filles si similaires à lui.

Avec du recul, il aurait dû entrevoir sa fin, pensa Sharon. Elle n’avait jamais été aussi semblable à son père qu’en tenant sa tête dans le creux de sa main gauche. Et maintenant qu’elle y pensait, une mine de dégoût passa sur son visage, puisqu’elle lui ressemblait à ce moment là.

Si seulement le Marquis s’était tenu...

Mais ce n’était plus le temps des regrets.

La guerrière entra dans le bureau du Marquis de Kandrian.
Sans un mot, elle posa la tête sur le bureau, de sorte à ce qu’il puisse voir sur le mur opposé les portraits de sa lignée.

                                                                 

Sharon, d’abord, au regret défiant et à la farouche colère.
Shariel enfin, droite et décidée, comme il l’eût été en guerre avant.
Shahar ensuite, si douce et pénitente de crimes qu’elle n’eut commis.

Ses trois filles, ses trois rejetons.
Trois votes pour une seule mise à mort.

Sharon eut un sourire avant de détourner son attention. Elle attrapa un cierge blanc et, d’une démarche calme et assurée, le passa sous les tentures de velours qui protégeaient les murs et les fenêtres. Le tissu ne mit que quelques secondes à s’embraser. La jeune femme ne se dépêcha pas pour autant ; elle fit le tour du bureau avant de reposer le cierge sur ce dernier.

Elle se pencha seulement pour embrasser le front froid du père.

« Adieu mon père », souffla Sharon sur un ton solennel.

 

Sharon


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Il y a 1 an | Le 24 Feb 2023 01:04:31
Les flammes grimpaient jusque dans le ciel comme des milliers de langues de feu. 
Dès le lendemain, on entendrait partout dans le royaume qu’un diable s’était abattu sur le Manoir des Kandrian et que dans un brasier il avait emporté la richesse d’une histoire et d’une lignée prestigieuse. Sharon s’arrêta seulement pour observer le spectacle sinistre quelques minutes, imprimant dans sa pupille curieuse le spectacle de mort. 
De là où elle était, des cris se faisaient l’écho du crépitement du feu, et on tentait de secourir ce que les pierres avaient pris au piège en s’effondrant. Les silhouettes se dessinaient au travers de la fumée comme des démons dansants. La guerrière inspira profondément, fermant un court instant les yeux. Elle était désormais à quelques centaines de mètre mais la chaleur était telle qu’elle la saisissait toute entière, malgré que ce fusse l’hiver. Il n’y avait jamais eu de bûcher aussi beau que celui-là, dont les vapeurs pénétraient jusqu’à la moelle de ses os, réchauffant tout entier son corps encore secoué par le meurtre. L’air était emplit du parfum des immolations, de cette chose âcre qui prenait tant à la gorge et lui rappelait les campagnes militaires aux frontières quand ils passaient dans les villages, les mains armées de torches incendiaires. 

Du sang sur les mains, elle en avait, mais elle n’y avait jamais fait attention avant aujourd’hui - avant d’avoir sur ses phalanges blanches la poisse carmine réclamée par l’acier. Son père avait payé le prix des crimes qu’il avait commis mais désormais, c’était elle la criminelle. On le saurait très vite, dès lors qu’on retrouverait une partie de son corps dans sa chambre et l’autre dans son bureau. Un sourire amusé passa sur ses lèvres en imaginant la tête des censeurs du royaume devant l’ignominie. 
Sharon la parricide. 
Voilà qui sonnait bien mieux que Sharon de Kandrian, Sharon la première née du Marquis. 

Après un dernier regard, la jeune femme tourna les talons pour reprendre sa route sur le chemin qui serpentait plus loin dans le vieux bois de Larn. 

                                                        (...)

Sharon s’arracha des ombres avec une telle facilité qu’on aurait pu croire qu’elle y avait vécu toute sa vie. En tant qu’aînée des Kandrian, elle avait eu à charge les batailles de territoire, les défenses désespérées et les diplomaties complexes que l’on réservait d’ordinaire aux héritiers. Le Marquis avait élevé sa fille comme on élève un garçon et c’était en partie pour cela qu’elle lui ressemblait tant ; elle avait eu de son géniteur tous les sermons et toutes les leçons. Il avait simplement oublié, avec le temps, de se tenir à toutes les morales qu’il avait bien voulu lui faire avaler, sinon peut-être n’aurait-elle jamais eu l’idée de lui trancher la tête au premier mauvais pas de sa part.

L’aînée approcha de ses deux sœurs et s’arrêta à une distance raisonnable. Shahar la regarda, mourant d’envie de venir se lover contre elle, de la serrer entre ses bras pour la sentir bien vivante, pour réaliser le futur qui s’annonçait aux couleurs du crépuscule pour chacune d’entre elles. Elles en étaient toutes bien conscientes mais Shahar était d’autant plus peinée qu’elle en ressentait jusqu’à la tragique culpabilité. Elle se mordit la lèvre en comprenant que Sharon ne la laisserait pas l’approcher d’un pas de plus ; son armure était toujours tâché du sang de leur père.

« Ce fut une drôle de nuit » souffla Shariel, qui n’avait rien dit depuis le début.

Son visage se révélait étrangement serein à la lumière de la lune, malgré une fatigue qui se lisait sur ses traits. Derrière ses mèches brunes, elle ressemblait énormément à Sharon, au détail près qu’elle était plus fine, plus féline que sa soeur. A sa ceinture, on devinait deux petites dagues. Ce serait à partir de ce soir ses seules amies, ses plus fidèles compagnes. 

« Nous nous reverrons un jour » commenta simplement Sharon, avec un sourire sincère.
Elle le pensait véritablement ; si elles ne se retrouvaient pas une fois passée les frontières de Baduk, alors elles se retrouveraient au ciel, dans les bras d’un ange ou dans le lit d’un démon. Cela importait peu, du moment qu’elles se retrouveraient, même s’il fallait pour ça aller chercher dans les sillons cosmiques ou derrière les étoiles mourantes. 

« Je suis si désolée... »
Shahar baissa la tête, masquant son visage derrière sa main. Ses épaules tremblaient dans le sanglot qu’elle tentait maladroitement de contenir. Shariel s’approcha aussitôt d’elle, glissant dans son dos une main qui se voulut rassurante et douce, tapotant tendrement entre ses omoplates.

« Tu n’as pas à l’être. La seule personne qui aurait dû être désolée, c’était père » répondit d’une voix tendre Shariel.

« Shahar » appela la voix de Sharon, faisant se relever le visage de ses deux sœurs aussitôt ; les larmes avaient déjà dessiné des sillons sur les joues de la blonde, « personne ici ne t’en veut, et si c’était à refaire, je le referais. Des centaines de fois. Des miliers de fois. Et j’en aurais fait de même si c’était à Shariel qu’il s’en était pris. Compris ? »

La guerrière leva doucement sa main et vint effleurer la joue de sa soeur, sans vouloir la tâcher du sang qui peignait encore son derme chaud. Shahar vint chercher la caresse poisseuse, préférant la souillure à une étreinte trop froide. Elle déposa sa main sur celle de Sharon ; elle était froide sur sa pomette.

« Nous nous reverrons, je le jure. »
Shariel hocha la tête, alors que Shahar essuyait nerveusement ses joues avec un petit sourire forcé, tentant de croire en la prophétie de sa soeur aînée. Un jour elles se retrouveraient, un jour oui, si quelques dieux des terres d’argent le voulaient bien.

« Vous avez chacune retenu votre route et vous avez vos affaires ? »

Sharon jeta un regard sur les paquetages que les deux jeunes femmes avaient emporté avec elles, d’un air militaire. Elle hocha la tête pour elle, constatant qu’elles avaient toutes de quoi manger et boire pendant quelques jours. Elles avaient également emporté quelques bijoux et des pièces qui serviraient à tenir les dépenses des premiers soirs. Revendre les biens de la famille attireraient la curiosité mais elles n’avaient guère d’autres choix.

« Bien », sa gorge se serra un peu, alors qu’elle s’humectait les lèvres, sentant le sablier s’épuiser : « c’est très bien... »

La nuit courait dans le ciel ; bientôt ce serait l’aube et les premières troupes viendraient à chercher les trois disparues, et il ne faudrait pas longtemps avant qu’elles ne soient considérées comme fugitives. Le temps leur manquait mais elles auraient plus de chance, en se séparant et en suivant leur propre voie, d’un jour se revoir qu’en restant ici et vivre une vie de pauvreté, à se cacher derrière le moindre arbre avec la peur d’être rattrapée pour un crime que Sharon seule avait commis.
C’était finalement à elle de s’excuser ; de ne pas avoir le courage d’accepter la condamnation, de les arracher au nid familial alors qu’elles n’étaient que des victimes innocentes.

« Vous me manquerez », souffla Shariel, sentant à l’air de sa soeur aînée que quelque chose était en train de s’effriter en elle. « Une fois en Baduk, on devrait pouvoir se retrouver. »

« Dans un premier temps, chacune ira de son côté » corrigea Sharon, d’un air peiné mais résolu : « le temps de s’assurer que les chiens de Kandrian ne sont pas après nous. Du reste, même si vous y rencontrez des personnes dignes de confiance, je vous conseille de ne rien dire de notre situation. »

« Que fait-on si on se retrouve en fâcheuse posture ? » demanda Shahar, peu rassurée.

« Il faudra dans ce cas prier j’imagine », Sharon haussa les épaules d’un air mitigé.

« Les Ombres t’entendront peut-être... ou un Dieu, qui sait... » ricana Shariel.

« Une mage avec ton don ne restera pas longtemps seule, je ne me fais pas de souci pour toi. Tu trouveras un protecteur qui me remplacera je l’espère. »

« Et moi alors ? » pesta la benjamine.

« Oui, toi... Toi, je ne sais pas si je vais ou veux te retrouver entière » maugréa Sharon, alors que Shariel lui lançait un regard outré.

Avant même de pouvoir s’offusquer davantage, Shahar les entoura l’une et l’autre de ses mains pour échanger une dernière étreinte. Si l’aînée se tendit sous ses vêtements, elle ne put lui refuser et dans un soupir les serra à son tour. Un silence pesant et dur tomba sur les trois silhouettes alors qu’elles inscrivaient toutes dans leur mémoire la chaleur, l’affectation et la loyauté qu’elles éprouvaient.

Quand elles s’arrachèrent les unes aux autres, elles se regardèrent avec une infinie tendresse.

C’était le moment pour elles de se séparer.

D’un accord tacite et silencieux, elles attrapèrent chacune son bagage et se séparèrent sur le chemin, sans regarder aucune des silhouettes disparaissant au même moment sur le sentier. Ainsi elles disparurent en silence, sur l’espoir seulement de se revoir un jour.