Le journal de Jandice
Cher journal,
J'en suis désormais certaine, ma vie ne sera plus jamais la même. Jamais je n'aurais souhaité vivre cela, et jamais mes sens ne pourront oublier ce traumatisme.
Cela fait trois nuits que mon corps tremble. Je suis épuisée, exténuée, mais je vais me battre. Ma main d'habitude si agile peine à tenir une plume pour t'écrire, mais aujourd'hui je commence à en reprendre le contrôle.
Il faut que je te conte, que j'arrive à poser des mots sur la souillure qui s'est incrustée en moi. Puisse l'écriture m'aider à me débarrasser de ce fléau, de cette malédiction. Je cru d'abord à un mauvais rêve, un mirage sorti des sombres pensées qui hantent chaque âme la nuit, mais je me trompais. Assurément. Il s'agissait bien de la réalité, aussi complexe et torturée soit-elle. Je me sens si mal, mon esprit est noirceur et mon seul vœu est de ne pas sombrer dans la folie. Cher journal, j'ai vu la Mort naître de mes propres yeux.
L'autre soir, alors que le crépuscule tombait comme un voile sur nos vertes prairies, je parcourais les champs de blé avec Okân à la recherche de quelques denrées à glaner. D'un coup, mon chien posa sa truffe sur le sol et se mit à suivre une piste. D'abord doucement en zigzagant entre les plants puis, comme excité par un mystère insondable, il se mit à détaler vers la forêt de Jade. Je le suivi avec hâte, courant sur la terre meuble pour tenter de le rattraper. Arrivé à l'orée du bois, il se figea net. Coupé dans son élan, je m'interrogeais et ralentis à mon tour pour rester en retrait. A quelques pas, se trouvait un vieux tronc allongé sur le sol. Discrètement, je m'accroupis et me déplaçait jusqu'à lui tout en gardant un œil sur Okân. De là, je pouvais observer mon fidèle compagnon qui lui-même semblait captivé. Il avait vu quelque chose, mais quoi ? Le repas du soir ?
C'est au bout de plusieurs secondes que mon intrigue laissait place au doute, puis du doute je passais à l’inquiétude. La jovialité de l’instant avait été délicatement substituée par un silence assourdissant. Mon chien ne bougeait toujours plus et circonspecte par son comportement, je décidais de sortir de ma cache pour aller le retrouver. Tant pis pour le gibier pensais-je à cet instant.
A peine relevée, je vis une pâle lueur danser dans la forêt et me rassis de suite. Maintenant, la nuit était tombée et au loin tout s'éclairait. Dans le bois un ballet de torches portés par de drôles de drapés filait dans notre direction. D'où j'étais positionnée, je comptais au doigt mouillé une douzaine d'hommes encapuchonnés qui sortaient ainsi du cœur de la forêt. Apeurée, je sifflais Okân pour qu’il me rejoigne et qu’on puisse fuir ce cortège. Mais il ne bronchait pas et restait assis telle une statue de bronze.
Au fur et à mesure qu’ils approchaient, je distinguais plus aisément les silhouettes. Toutes étaient semblables sauf la dernière d'entre-elles qui était bien plus grande, et la capuche - si ronde chez les autres - semblait déformée par deux pointes sur l'avant. Elle portait dans sa main droite un petit coffre doré et dans sa main gauche un sceptre de bois orné d'une pierre rouge luisante.
Le cortège continuait d’approcher et moi je reculais à grands pas. Alors qu'ils passaient à la hauteur d’Okân, ils l’ignorèrent sans diriger leurs têtes vers le canin. Cependant, quand le dernier passa à côté de lui, il leva son sceptre et un éclair de feu jaillit.
Okân s'effondrait sur le sol.
Je ne pus retenir un gémissement en voyant se dérouler cette scène et des larmes de colère me montèrent aux yeux. Je bouillais d'injustice. Pourquoi s'en prendre à Okân, il était si gentil, si innocent. Enragée, j'arrêtais de reculer et dégainais mon épée. Puis j'avançais et leur barra la route en vociférant de vaines menaces.
Du coin de l'oeil je vis le sceptre se lever une seconde fois et tout devint noir.