Le morceau de porcelaine venait de toucher le plancher de la scène, se brisant en une multitude de fragments réfléchissant la lumière des lampes à huile. Le fruit avait été trop ferme et la cassure fut nette, et alors que la pomme roulait sur les planches telle un acteur entamant sa sortie, le masque brisé laissait apparaitre le visage du premier rôle. La foule retint son souffle pendant de nombreuses secondes, scrutant alternativement la mosaïque au sol et le visage noueux maintenant dévoilé. Des murmures sortaient finalement des rangs les plus éloignés, dissimulant leurs bouches derrières des mouchoirs de soie.

- Mon Dieu, est-ce possible?, s'étonna une femme manifestement choquée.
- Quelle horreur!, murmura son voison.
- Qu'il est laid., proféra une autre spectatrice.
- Si j'avais su, je ne serais pas venue., reprit la première.

Jusque là tous enchantés par le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux émerveillés, les hommes et femmes du public commencaient à s'offusquer de l'apparence de leur hôte et le conspuaient comme une vulgaire bête de foire. La magie de la scène semblait n'avoir jamais existée. L'heure passée n'avait tout simplement pas eu lieu. D'un coup d'un seul, spectateurs et spectatrices n'avaient que dégoût et mots blessants au bout des lèvres. Celui qui les avait divertit jusque là n'était ni plus ni moins qu'un monstre, un être difforme dont la laideur était devenue sa seule caractéristique.
Des fruits et légumes bien moins frais fusaient maintenant vers la scène, heurtant le comédien qui ne scillait guère. Une tomate aussi vieile que son lanceur vint s'écraser sur son pantalon de coton gris, une cerise fendue et bien juteuse se glissa adroitement dans l'ouverture de sa chemise, tachant son torse d'une trainée sanglante.
Lorsqu'une poire tout à fait appétissante fusa vers son visage et le reste de son masque d'apparat, il la saisit au vol à quelques centimètres de son nez. Il retira son déguisement de scène de sa main libre et croqua goulûment dans le fruit juteux.


- N'êtes-vous pas assez divertis?

La foule se tut sur l'instant, leurs gestes suspendus dans le temps comme une photographie d'une époque ancienne. Venait-il de leur parler? Avait-il osé s'adresser à eux, êtres privilégiés, pour la plupart nobles et fortunés? Pourtant, lorsqu'un homme bien portant voulut manifester sa fureur contre cet individu immonde et de basse naissance -c'était certain, il ne pouvait en être autrement- qui s'adressait à eux comme leur égal, il fut incapable d'ouvrir la bouche. Lorsque son regard croisa celui du comédien, debout au centre de la scène, il fut prit d'une profonde crainte. Comment ce monstre pouvait-il rester si digne? Comment pouvait-il rester aussi confiant? Quelle était cette aura écrasante qui émanait de lui?

- Mesdames et Messieurs, il est certain que vous savez chanter!, cria t-il à la foule qui venait de déverser sa haine contre lui.

Plus personne n'osa bouger le moindre muscle, ou peut-être que personne ne le put. Beaucoup se demandaient comment fuir, si c'était même possible ou si ils n'étaient pas victimes d'un maléfice. Ils semblaient envoutés, enlisés dans un mélange de peur et de fascination pour cet être fantasque qui se dressait devant eux.
Nul n'esquissa le moindre geste lorsque des flammes jaillirent de ses paumes. A peine avait-on pu percevoir quelques souffles de suprises, mais pour la grande majorité, le feu dansant au creu de ses mains les hypnotisait totalement.
Il n'y eut pas plus de réactions lorsqu'il lança son sort sur les bancs de la foule, qui s'embrasèrent tel un feu de joie le dimanche en famille. La centaine de badauds enfermés dans cette arène ne put que constater son triste sort sans pour autant tenter d'y remédier, immobiles et sans voix, envoutés par ce magicien qu'ils avaient dénigré. Ils levèrent tous une dernière fois les yeux vers lui, rayonnant sur la scène qui prenait feu petit à petit, et dans une révérence gracieuse, il finit sur ses mots:


- Et bien, dansez maintenant.