Chapitre 1 : Un nouveau chemin verdoyant
Ces derniers temps, l'agitation au Quai des Exécutions n'était pas au beau fixe. Il n'y avait plus la même énergie, quelque chose avait un goût d’étrange et notre complicité prenait l'eau. Plus de chasse au trésor ni même de chants de marins, pas plus de beuveries nocturnes qui nous réunissaient autrefois après les journées harassantes de traque et de chasse. Tous avaient disparu. Pour parachever nos discordances, nous avions essuyé beaucoup de changements de cap de certains confrères de route qui par appel sur d’autres contrées, d’herbe plus verte ou par des flottes plus émérites, avaient vidé les lieux en nous abandonnant, lâchement, à notre sort.
Quelque chose ne tournait plus rond et pour le coup, cet instinct n’était pas mis en défaut par ma clairvoyance et ma sagesse, je le constatais de jour en jour, impuissant. J’essayais de prendre sur moi et de faire bonne figure, mais cela me préoccupait réellement. Il faut dire que depuis peu, j’étais devenu le meneur de cette cohorte, certes un peu malgré moi, mais enfin, on ne m’avait pas mis le couteau sous la gorge non plus pour que j’accepte ce rôle. Ce petit manège à l’ambiance pesante avait assez duré, je n’allais tout de même pas mettre ma santé, mon moral et mon or en jeu pour ça. Il fallait un bouleversement, un grand coup de pied dans cette fourmilière malade et il était venu le jour des décisions...
Je me réveillais tout juste après une courte nuit de sommeil perturbée par des suées nocturnes et une sensation de haute température. Physiquement, je n’étais pas préparé au combat. Sentimentalement parlant, c'était encore plus épouvantable, une sorte de gros capharnaüm entre obligations, attache, excitation, inconnue et peur, qui se ressentait dans un mal de ventre comme jamais je n’avais eu auparavant. Il y a des jours avec et des jours sans, les jours sans, faut faire avec, dit-on ! Je savais pertinemment que ce serait probablement le plus horrible jour de mon existence, un jour sans, sans précédent.
Mais il était temps de faire preuve de bravoure et prendre les décisions qu’il s’imposent, de réunir les Écumeurs et de leurs annoncer l’éclatement. Ce qui, en théorie, semblait simple, devenait, en pratique, bien plus timoré, voire carrément utopique. J’avais simplement eu le courage de me lever pour mettre un tour de clé à ma porte de chambre puis je m’étais assis, prostré au sol, dans un coin, à fixer l'entrée de la chambre, inlassablement, seulement éclairé par la faible lueur d'une bougie allumée à la hâte. Le temps était à une dernière réflexion prudente… Quelles seraient leurs réactions ? Serait-ce également une délivrance pour eux ? Et, qu’en penserait SomeBody, mon ami, à l’origine des Écumeurs ?...
À chaque minute consumée, je ramassais de mieux en mieux et en pleine tronche, la mesure de ce vieil adage dont l'onde de choc atteignait doucement, mais sûrement mon petit cœur déjà ébranlé par quelques conquêtes hasardeuses et un passé complexe. Ce qui étouffait ma cavité viscérale et me touchait au plus profond était sans aucun doute l’échec, de ma mission, de mon devoir. Le poids de la honte s'en découlant faisait gentiment basculer mon regard vers le sol et mes yeux humides laissaient s'échapper des larmes qui perlaient le long de mes joues, avant que je fonde en sanglots. À l’instant T, dans le genre mal embarqué pour "faire avec", j’atteignais son paroxysme.
Parfois, il faut accepter l’orage pour ensuite profiter du soleil, je le savais inéluctablement et j’essayais tant bien que mal de calmer cette frénésie de sentiments débordants. En me frottant les yeux à l’aide de ma manche, je cherchais un brin de réconfort et je me remémorais la quintessence de ma vie au Quai, les rencontres, les combats, les festins, les soirées d’abus, de tendresses, de partage, d’entraide… Il y avait tant de moments inoubliables, il fallait dire que j’avaisvécu une belle et grande partie de ma vie ici et rien ne changerait mon amour pour ces belles années, pour ce lieu même si le temps et l’oubli l’estomperont, peut-être.
Il fallait absolument que je me ressaisisse. Après tout, ma décision était prise et mûrement réfléchie depuis plusieurs semaines. Le regain de ces quelques souvenirs me donnait une pointe de courage, de quoi me relever. Puis, d’un pas déterminé et tout en essuyant mes dernières larmichettes, je descendais les marches tant de fois dévalées par le passé. Cette fois, je ne pouvais plus m’enfuir devant mes responsabilités. Pour eux, il était l’heure du premier repas de la journée, l’heure de prendre des forces avant les activités quotidiennes, mais pour moi, il était temps de chambouler la routine. L’heure de mon annonce.
J’ouvrais l’imposante porte en bois d’ent qui menait à la salle des fêtes, ce lieu de vie commun et si cher à mes yeux. À mon étonnement, ce matin, j’étais le dernier. Ma crise avait dû durer plus longtemps qu’il n’y paraissait, mais qu’importe. Ils étaient tous réunis, autant qu’ils soient et l’absence de bruit qui se dégageait de la pièce me donnait l’impression d’être seul. Le moment pour mon annonce s’y prêtait bien, ce devait incontestablement être la seule note positive de la journée. Quelques pas encore pour pénétrer au plein centre de la pièce tout en regardant mes camarades dont la majorité n’avaient même pas décollé le nez de leur gamelle. Mes deux pieds s’ancrèrent dans le bois alors que mes mains s’entrechoquèrent, un bruit qui recueillit pleinement leur attention. J’inspirais un grand coup avant de m’exprimer d’une voix gutturale :
- Libre comme le vent, je mets les voiles et je vais réunir mes affaires aujourd’hui.
Tel un politicien, les mots étaient parfaitement choisis. Un registre familier pour faire passer la pilule alors que la messe était dite. Claire, nette et précise, ne laissant pas de place aux interrogations. Il fallait que j’enchaîne rapidement avant que mon once de courage ne me déserte.
- Ma place est sur la terre ferme, vous le savez comme moi, je suis différent de vous, je n’ai jamais navigué, je ne suis pas un pirate dans l’âme et même si je n’ai jamais rien fait comme vous, j'adorais l'esprit de communion, de fratrie et c'est ce qui me retenait ici depuis toutes ces années. Aujourd’hui rien n’est plus pareil. La tristesse est immense, mais, malheureusement, je ne crois plus aux Écumeurs. Mon temps, votre temps est révolu… En êtes-vous conscients !?
L’amertume était palpable, mais avec ce dernier questionnement, j’attendais leurs avis avec impatience…