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Au sortir de Sante Keya, les Ombrae s'éparpillèrent rapidement après s'être salués. Seul le Censor, accompagné de deux soldats resta sur le parvis avec Maelyss. Levant la tête vers la cathédrale, il sembla rassembler ses esprits pour s'adresser à cette Ombrae dont il ignorait tout. Son esprit tournoyait dans un maëlström de formules diverses qui repassaient en boucle une à une sans jamais trouver celle qu'il aurait voulue. Touché dans son orgueil, devinant le regard de Maelyss qui attendait qu'il se passe quelque chose, il lança un peu abruptement une première question.
- Quel est donc votre nom ?
Le ton impératif de sa voix fit se crisper tout le corps de Maelyss qui se demanda dans quelle posture elle finirait la journée. Il avait l'air agacé, elle n'avait encore rien fait, que d'être venue là. Intérieurement elle pria le Keya de lui donner le courage de répondre alors que des milliers de questions se mirent à danser devant ses yeux. Peut être qu'une femme n'avait pas sa place ici, peut être que le Censor la détestait par avance de cette condition, peut être pensait-il qu'elle avait de mauvais desseins...
Ravalant sa salive, elle s'entendit citer son nom sans un accroc dans la voix, sur un ton assuré, calme et serein, elle osait même regarder le Censor en face.
- Maelyss, Censor, je m'appelle Maelyss.
Elle esquissa une très légère révérence, sourit et attendit que d'autres questions se présentent. Parler sans qu'on ne lui le demande ne serait peut être pas bien perçu et elle n'avait présentement pas grand-chose à avancer en l'état de la situation. Elle aussi ignorait trop de choses pour être à l'aise.
Elle pensa à Earyl, à Shiraï, à sa mort, comprit qu'en définitive le Censor n'aurait d'autre possibilité que de la reconnaître puisque le Keya l'avait emmenée jusqu'à lui, dénuée de tout ce qui fut son passé. Non pas qu'elle avait tout oublié, au contraire, mais elle avait accepté de tout perdre pour être ce qu'elle était devenue, ce qui avait rendu ses souvenirs un peu moins difficiles à garder.
Comment convaincre le Censor qu'elle avait été élue par le Keya lui-même ? Si lui ne la croyait pas, personne ne la croirait jamais... Elle baissa la tête, soupira et songea encore des prières sans remarquer que le regard intense qui s'appuyait sur elle se liait d'une couleur identique. Était-ce cela qu'il regardait si profondément ? Ou bien était-il seulement perdu dans de nombreuses pensées plus ou moins contradictoires ? Pour tout dire, en l'instant, le Censor s'était senti redevenir un simple homme, décontenancé devant cette chose très belle qui était plus qu'une femme, parce qu'elle avait gravé son nom sur son coeur, il le savait déjà avec certitude. Mais il ignorait tout le reste.. Que faisait-elle en ces lieux ? Pourquoi ? Quels desseins ? Serait-elle cette âme qu'il n'avait plus ?
À la fois méfiant et fasciné, il décida qu'elle répondrait à toutes ses questions avant la tombée de la nuit car il détestait ce sentiment de ne pas maîtriser la situation, autant qu'il détestait ressentir son coeur battre un peu trop fort. Certain qu'il trouverait des raisons d'écraser par le mépris tout ce que Maelyss lui inspirait, il l'invita à avancer avec lui.
- Eh bien, si vous en avez le temps, je vous invite à m'accompagner jusqu'à ma demeure, le Palais de Cristal. Vous me raconterez comment vous êtes parvenue jusqu'ici, Maelyss.
Sa voix semblait guindée, sans doute souffrante entre la froideur de sa bouche et la chaleur de sa gorge et Maelyss n'entendit que ce trouble qui lui apparut tel le Keya.. Elle sourit et accepta de bonne grâce de se plier à toute demande que formulerait le Censor, elle n'avait rien à cacher mais elle gardait en elle la crainte de ne pas être digne des exigences du Souverain.
Peut être que son destin était là, peut être serait-il un peu plus loin...
" Quae Keya Protego Ombrae "
Sur le chemin qui les menait au Palais de Cristal, le Censor et Maelyss entamèrent la discussion, marcher détendait les esprits et libérait les bons mots.
- Mon histoire n'est pas très compliquée, Censor, vous risquez de la trouver fâcheusement morne. Si j'avais imaginé un jour me retrouver ici... Voilà ce qui est formidable voyez-vous, ÊTRE... Et être ICI, rien n'est comparable !
Et rien n'entachait jamais cet enthousiasme qui la faisait vibrer, mais qu'elle atténua rapidement en se rendant compte qu'elle s'adressait au Censor. Il devait être une personne sérieuse, que les atermoiements d'une jeune femme si belle soit-elle rendraient nerveux. Sauf qu'il était tout sauf nerveux en cet instant, il se sentait illuminé d'un bonheur rarement connu, son coeur incandescent se retenait de l'embraser. Il était le Censor et il ne connaissait même pas cette femme. Il ne se comprenait plus en vérité. Elle arrivait de nulle part et faisait de lui, Censor de Nébullia, une marionnette..
Très intrigué, il ne put retenir un sourire que le col de sa veste garda secret. Il décida de la laisser parler comme elle le voudrait, peut être trahirait-elle ainsi ses mauvais desseins, emportée par ce bel enthousiasme.
- Continuez je vous en prie, Maelyss.
Il citait son nom à chaque fois qu'il lui adressait la parole, ce qui rendait ses mots comme menaçants. Maelyss était perdue, ne sachant comprendre s'il était avenant ou rebutant. Elle ferma les yeux très fort, juste quelques secondes, le temps de puiser sa force en elle-même. Être seulement ce qu'elle est et advienne que pourra.
- J'ai passé ma vie à rechercher l'élévation, celle de l'âme comme celle des capacités physiques et il est arrivé un jour que je parvienne au terme de cette recherche, par solitude, par véritable terme, je me suis sentie parvenue, mais imparfaitement... Je ne me sentais pas aboutie, comprenez-vous ? Ma foi n'avait pas reçu ce dont elle avait besoin, je ne comprenais plus pourquoi je vivais, tout avait un goût de pauvreté et d'amertume. Alors j'ai voulu mourir pour ne plus vivre ce cauchemar éveillée.
Maelyss se tût, replongeant dans son passé, celle qu'elle avait été et dont elle était fière était toujours en elle-même et lui souriait, l'encourageait.
Le Censor essayait de comprendre cette immensité que seul le Keya avait pu contenir. Marchant silencieusement côte-à-côte, elle avec son immensité et lui avec sa fascination.
- Et j'ai réussi.
Elle parlait si légèrement de son lourd passé, elle portait en elle tant d'espérance que le Censor se sentait bercé de plaisir. Elle était morte et pourtant personne d'autre ne portait autant de vie, elle brûlait la curiosité d'Arminas qui malgré tout commençait à comprendre :
- Et donc vous voilà ici ? N'est-ce pas ? Le Keya a vu en votre âme une valeureuse Ombrae, c'est cela ?
Il la regarda comme subjugué, sans doute était-ce un effet de ces yeux de rubis qui semblaient toujours fixes ou bien était-ce très pratique pour étouffer toute émotion qui l'aurait trahi. Maelyss tenta de percer ce regard, s'y brûla et répondit :
- C'est cela, Censor Arminas, j'ai voyagé avec le Keya et j'ai enfin trouvé ce qui me manquait. C'est pourquoi je suis ici, afin de me soumettre à votre autorité.
La grande phrase était dite.. restait à voir la réaction du Censor devant cette femme claire-obscure qui proposait ses services aux Elevatis Ombrae.
Mais les réactions du Censor ne s'observaient que rarement, surtout quand elles n'étaient pas à son avantage. Il s'interrogeait sur l'utilité que pourrait avoir un frêle esquif comme celui-là sur l'océan des Elevatis Ombrae. Elle avait l'air convaincant, un peu trop sans doute pour que son esprit n'en soit pas dérangé. Il avait déjà commencé à la porter aux nues, de fait, la seule explication probable qu'il envisageait était que Maelyss était là pour le mettre à l'épreuve.
De quelle autorité avait-elle besoin ? Même le Keya aurait pu jalouser sa droiture. De quoi serait-elle capable dans ce monde ? Le Censor réfléchissait tant qu'il le pouvait, imaginant le pire par défaut de croire à ce qui ne l'est pas, sauf qu'imaginer le pire devant Maelyss n'est pas chose aisée. Ainsi il échaffauda des idées complètement rocambolesques qu'il était le seul à pouvoir inventer, parce qu'il s'était rebellé contre le pouvoir en place, parce qu'il avait libéré la Légio Ombrae de ses entraves, il était quasi certain qu'à un moment la vengeance s'abattrait sur lui et que Maelyss pourrait bien être cette épée de Damoclès qui lui trancherait le cou afin de rendre au Keya une Légio Ombrae ancestrale.
Maelyss ne faisait pas de politique, la seule occasion qu'elle eut de s'y essayer avait tourné au drame, depuis elle était retournée à sa nature d'être, comme le soleil, présente ou absente, lointaine et proche à la fois, lumineuse et difficile à voir dans sa réalité.. Comme l'astre, elle existait pour tout le monde et pouvait être aussi utile qu'inutile, selon ce qu'on en attendait. Quant à ce qu'elle attendait, elle... ça n'avait aucune importance, ses espoirs ne trouvaient pas d'incidences parce qu'elle vivait désormais dans l'absolu.
Brisant le long silence qui s'était installé, le Censor s'arrêta de marcher et leva le bras devant lui, pointant son index :
- Regardez, Maelyss, voici le Palais de Cristal. Je ne me lasse jamais de voir cette image lorsque j'arrive à cet endroit.
En effet, le Palais était un spectacle presque à lui tout seul, son toit d'opale embrassant le ciel pourpre donnait l'impression qu'il vivait, tant qu'on ne regardait que ça..
Ils arrivaient et Maelyss, se retournant vers les deux gardes qui les suivaient depuis Sante Keya, s'inquiéta légèrement de la suite des évènements. Sans rien laisser paraître, sa raison tentait de la rassurer et faisant mine d'admirer le paysage elle répondit :
- On ne dirait pas qu'il est plus ancien que Sante Keya, Erès était un visionnaire, je pense.
Le Censor fut surpris par cette remarque, comment pouvait-elle sembler savoir tant de choses qui pourtant étaient nouvelles ? Jusqu'où allaient ses connaissances ? Il en aurait le coeur net avant la tombée de la nuit et le destin de Maelyss serait définitivement scellé, du moins en ce qui le concernait.
Elle était fière de faire savoir qu'elle savait, de se sentir appartenir à part entière à ce monde, sans se rendre compte que ce savoir semait le doute dans l'esprit du Censor qui avait peine à croire en sa sincérité.C'était trop parfait pour être honnête pensait-il, malgré qu'en son for intérieur il se sentait déjà conquis.Mais il lui fallait des réponses.
- Depuis quand êtes-vous... ce que vous êtes ?
Enfin, il arrivait à accrocher ensemble quelques morceaux de cette histoire qu'elle lui servait, il commençait à comprendre l'ampleur qu'elle avait et l'importance qu'auraient ses décisions. Sa question resta en suspend, résonnant dans l'âme de Maelyss. Depuis quand ?
Elle croyait avoir oublié.. La question serait plutôt, depuis quoi ?
Depuis qu'elle avait croisé la route de Shiraï...
Earyl...
- Plusieurs années, Censor, j'ai appris tout ce que je sais dans les livres et dans les murmures du Keya.
Elle sentit fondre son âme, comme si elle s'était mise à pleurer. Rien ne paraissait, tout était juste. Elle n'aurait qu'à être ce qu'elle était et tout irait bien. Pourtant Maelyss craignait que tout ce qu'elle était ne soit pas digne aux yeux d'Arminas qui laissa tomber une question comme un couperet :
- Je ne vous ai jamais vue, pourquoi vous présenter seulement maintenant ?
Est-ce qu'il existe des Ombrae abandonnées ?
Est-ce que le Censor peut tuer une Ombrae ?
Que devient une Ombrae qu'on abandonne à son sort ?
Que répondre, sinon la vérité ?
Earyl...
Maelyss tenta d'esquiver:
- Parce que j'apprenais Censor Arminas Oronar, j'ai étudié longuement pour vous servir dignement, rien ne me pressait, à ma connaissance.
Le Censor réfléchit un instant, puis émit un son explicite.
- Stststt..
Il avait compris. C'était mal le connaître que de tenter de lui cacher quelque chose, encore plus, ce genre de choses.
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