« Mes amis, il est temps pour moi de vous rendre compte de l'avancée de mes travaux. Je dois vous avouer que je suis partagé entre l'excitation et l'intimidation… Chose rare ! Aujourd'hui, vous assisterez en tant que public privilégié à une reproduction de l'effet de Lazare. »



L'écho de la voix du Professeur asséna un coup solennel à l'assemblée des Lords qui s'était massée dans les gradins de l'amphithéâtre. Laissant frissonner les plus crédules, dans la fraîcheur morose du matin.

« Ainsi, je vous présente l'objet de notre sujet d'expérimentation. Nous le baptiserons Oïram pour les besoins de cette journée. Oïram est issu d'une lignée de sang noble, notez que c'est extrêmement important pour la réussite du processus. Voyez comme il est physiquement imposant ! Je ne sens que du muscle alors que mon doigt tâtonne sur son corps. Ne vous fiez pas pour autant à son état végétatif. J'ai été forcé de le droguer afin qu'il daigne enfin se détendre et accepter son sort de sacrifié pour l'avancée de la Science !

Vous allez assister à quelque chose de profondément dérangeant. Ainsi, je ne vous en voudrai pas si vous ne souhaitez pas aller plus loin. […] Je comprends, à vos murmures, que j'ai piqué votre curiosité. Ne perdons pas plus de temps, commençons. »



Le Professeur invita ses confrères à le suivre dans une salle annexe. En poussant le fauteuil devant lui dans les couloirs humides et à demi éclairés des sous-sols de l'université, il confia à son cobaye qu'il était bien plus que de la simple chair sacrificielle. Son sang était celui de Sunivorc, premier des Architectes de l'Ordre, et que la rédemption lui était promise. Il chuchotait si bas que le flot de ses paroles était presque imperceptible. Il souriait, la consécration lui tendait les bras.

La petite troupe arriva dans une vaste salle carrelée du sol au plafond. Du sang séché maculait le mur nord-est, des tessons de bouteilles jonchaient la zone, vestiges d'une lutte à peine voilée et extrêmement violente. La pièce baignait dans la lumière glaciale d'une aube hivernale, uniquement due aux persiennes taillées dans le plafond, qui s'élevaient à plus de trois mètres au-dessus de leurs têtes.
Une seule entrée, une seule sortie : une porte épaisse en acier renforcé, conçu pour résister à la moindre explosion, et contenir toute une armée. Un verrou à l'extérieur permettait de maintenir la pièce dans son écrin, et de la pressuriser. Mais cela, seul le Professeur et ses assesseurs en avaient conscience.


Au milieu de la pièce, un bassin trônait timidement, visible uniquement parce que le sol se dérobait à son approche, et par la chaise austère qui le surplombait. Il était rempli d'eau et de morceaux de glace aussi épais que le poing d'un bûcheron. Le mercure contenu dans le thermomètre qui flottait péniblement à la surface indiquait une température de moins quinze degrés. Le Professeur invita l'assistance à prendre place autour de lui, et fit fermer la lourde porte.



« Messieurs, je vous présente Noskcaj. Il m'assistera lors des différentes étapes du processus de Lazarisation :



Noskcaj, s'il vous plait, installez confortablement notre ami Oïram, nous allons pouvoir commencer. »


Très concentré sur sa tâche, le colosse noir installa le sujet sur la chaise faite de fer renforcé. Il glissa ses pieds dans deux arceaux de métal fixés à une plateforme, et les entrava avec des chaînes solides. Il prit ensuite soin d'attacher les bras du sujet à une solide bande de cuir tanné, qu'il fixa au socle de la chaise. Il appuya, pour finir, la nuque du pauvre homme sur le repose-tête et renferma sur son front une nouvelle sangle de cuir. L'installation terminée, il fit doucement pivoter la plateforme vers l'arrière, menaçant de faire basculer le cobaye dans le bassin à tout moment.






« Bien, maintenant que nous sommes prêts, nous allons pouvoir commencer ! »

On pouvait aisément déceler l'excitation dans la voix du Professeur, il trépignait d'impatience. D'un mouvement aussi rapide que gracieux, il enleva le veston de son costume, retroussa ses manches, et appela son plus loyal assistant, le métallique Ikou, qui, fidèle à son maître, se posa délicatement sur son épaule, afin de ne rien manquer du processus :




Le Professeur Yuri Anger était un homme de résultat. Aussi, il se mit immédiatement à la tâche, plaçant ses mains dans une substance aux reflets violets, puis les appliquant de part et d'autre du visage du malheureux cobaye. La douleur ne tarda pas, sourde d'abord, lancinante et accueillante. Puis elle s'intensifia, devenant plus vive à chaque seconde, jusqu'à distendre le temps. Chaque parcelle de son cerveau explosa, lui arrachant un cri bestial qui permis au Professeur de reconnaître le moment fatidique.



Il prononça des mots incompréhensibles, et Noskcaj fondit, telle une panthère, sur le corps pétrifié du sujet, qui bascula dans le bassin glacé. Et à l'instant où il perça la surface de l'eau, le temps se figea. Alors Oïram se retrouva de l'autre côté du miroir.


Un monde nouveau s'offrit à lui, du bout de ce ponton, il entrevit de nouvelles possibilités. Il lui fallait atteindre le feu ardent au sommet de l'immense tour qui se dressait devait lui, peut-être aurait-il des chances de recouvrer une certaine liberté. Il s'émerveilla un instant devant la beauté du tableau qui lui faisait face, cette tour imposante s'élevant suffisamment pour défier les Dieux. De part et d'autre deux chantiers, ressemblants en tous points à la première tour, incroyable. Au pied de la tour principale, un village, protégé par un large mur d'enceinte. L'alcôve naturelle était mouillée par un grand lac, et baignée d'une lumière bleutée provenant d'une lune aussi ronde que parfaite.





[…]


Le village semblait vide, phénomène étrange tant il était éclairé. Aucun garde ne l'avait arrêté, pas de chien, pas de chat, pas d'enfant, seul le sifflement du vent. L'heure semblait tardive, et pourtant, une si grande ville ne pouvait s'éteindre durant la nuit. Un bruit, cependant, attira son attention. Un craquement sourd, à quelques mètres du pied de la tour. Il arpenta alors le dédale de rue jusqu'à la source du bruit, ce qu'il vit le pétrifia d'effroi. Un charnier s'étendant sur une centaine de mètres s'offrit à lui, tantôt des corps calcinés, tantôt décharnés, tous massacrés.

Alors qu'il était prêt à se détourner, il aperçut quelques formes humanoïdes se diriger vers lui. Elles étaient rapides, furtives, et se glissaient aisément dans les monceaux d'ombres découpés dans cet écueil terrible. Ce n'est qu'à la lumière de la lune que les traits de ces créatures se révélèrent. Leurs cheveux étaient aussi noirs que le charbon, leurs yeux étaient pour leur part plus noirs que les profondeurs abyssales. Une large cicatrice en X leur barrait le front et un bandeau de cuir cintrait leur visage en deux. Au-delà de l'aspect cadavérique et la pâleur de leur visage, c'est leur bouche ensanglantée qui indiqua à Oïram qu'il était temps de prendre ses jambes à son coup.

Les créatures le poursuivirent à travers les rues du village, jusqu'à ce qu'il pénètre dans la tour et qu'il parvienne à en fermer les doubles portes.




[…]


Les créatures avaient fini par faire céder les portes. Elles étaient trop nombreuses. Oïram réussi tant bien que mal à rejoindre le sommet de la tour, blessé, fatigué. Il se rendit compte, avec stupeur, qu'il n'était plus pourchassé, et qu'il se trouvait finalement sur une plage de sable fin. Un jeune homme venait à sa rencontre. Il était grand, athlétique et plutôt sympathique. Il s'adressa à lui d'un ton jovial :


« Oïram ? Bonjour ! Je m'appelle Rak Shavak Oc. Je suis le maître de ces lieux. Enfin, j'en suis surtout le prisonnier. Mais je m'amuse comme je le peux, et je dois t'avouer que je trouvais le temps long ! Ils ont enfin daigné m'envoyer un camarade, cela m'est très agréable. Oh, mais tu sembles blessé. Tout va bien ?

- Je ne saurais trop te le dire … Je ne sais pas ce qu'est cet endroit, ni ce que je suis censé y faire. Et ces … monstres ! Les as-tu vus ?

- Ah. Je vois. Ce sont mes gardiens. Ils m'empêchent de traverser le voile, et massacrent tous ceux qui tentent de me trouver.

- Mais qu'as-tu donc fait pour te retrouver ici ?

- C'est une longue histoire, que je ne peux te raconter dans son intégralité, mais ce qu'il faut en retenir, c'est que j'ai eu le malheur de rencontrer le mauvais mage. Il s'est présenté à moi comme étant quelqu'un d'harmonique, mais c'était Raëgzur, Nécromant de son état et pourvoyeur de mort.

- Si ce que tu dis est vrai, pourquoi n'es-tu pas mort toi également ?

- Parce que je suis protégé par mon sang, celui de Sunivorc, comme le tiens. C'est le seul capable de contenir ses pouvoirs, et le seul à pouvoir passer le voile des morts. La problématique vient du fait qu'il a lié les gardiens à mon corps, et que je ne peux m'y soustraire. – Une flamme brilla dans les yeux du mage, telle une idée – Je viens cependant de songer à quelque chose qui relève du génie. Oïram, accepterais-tu d'être mon hôte que nous repassions le voile ensemble ? Ainsi, plus de chaînes, plus de gardiens, plus de malheur.

- Pourquoi te ferais-je confiance ?

- Parce que si tu es ici, c'est que tu es dans une bien mauvaise posture de l'autre côté, et que je suis disposé à te libérer, si tu me libères aussi ? Donnant-Donnant comme l'on dit.

- Il est vrai que je suis assez mal embarqué … C'est d'accord, je t'aiderai Rak Shavak Oc. »


Un large sourire se dessina sur les lèvres du mage, et les deux hommes se retrouvèrent, comme téléportés, devant l'immense feu qui surplombait la tour. Une collection de carcasses jonchait le sol, elles semblaient venues de tous bords, chiens, chats … enfants. Le visage du mage s'était assombri, et ses yeux étaient d'un bleu incandescent. Il cria une formule qui semblait rigoureusement identique à celle du Professeur quelques minutes auparavant.

Le corps de Rak Shavak Oc se dématérialisa, et une fine substance bleue s'éleva dans les airs, avant de pénétrer vigoureusement par la bouche d'Oïram, le laissant choir au sol, sans connaissance. Lorsqu'il se réveilla, ses yeux avaient changé de couleur, ils étaient injectés de sang, il sentait sa peau craquelée, et son âme à l'étroit. Il se dit alors qu'il n'avait fait que rêver cela, mais une voix le tança si fort, qu'il perdit à nouveau connaissance.





Après avoir repris ses esprits, l'homme se sentit loin, comme contrôlé à distance. Il fit se retirer l'eau du lac, qui revint quelques secondes plus tard s'abattre tel un raz de marée sur le village et ses tours, et sur lui. Il se protégea dans un réflexe de survie, et se retrouva au fond du bassin gelé dans lequel il avait été projeté par Noskcaj. Une clameur s'éleva dans l'assemblée de gentilshommes amassés pour le voir.

Le bien nommé Noskcaj le remonta, et fixa la plateforme au bassin. Le Professeur se jeta littéralement sur lui, et l'examina. Nul n'aurait dû survivre à cette chute selon ses dires. Son excitation n'était plus cachée à présent, il la laissait exulter. Il détacha à la hâte son cobaye et lui proposa de se lever, ce qu'il fit. Il lui proposa de marcher, ce qu'il fit. Il lui demanda d'ouvrir les yeux, ce qu'il fit. Et ce qu'ils virent, dépassa de loin leurs attentes : un œil d'un bleu puissamment électrique, et injecté de sang.


L'expérience était un succès.

Alors, le Professeur appela :


« Sunivorc ? Mon maître ? Est-ce toi ? »

Une voix caverneuse lui répondit alors :

« Sunivorc n'est plus, comme chaque chose derrière le voile, je m'en suis emparé, je l'ai assimilé et l'ai détruit. J'y ai déchaîné les hordes, tout comme je le ferai ici avec vous. Je suis Raëgzur, Roi d'Azelnoth, et désormais de ce monde. Rak Shavak Oc paiera son arrogance. »

Raëgzur se jeta d'abord sur Noskcaj et lui plaqua la main sur le front. La transformation fût immédiate : un X se creusa sur son front, ses yeux se révulsèrent et devinrent noirs. Un bandeau de cuir barra son visage en deux, et le goût du sang se répandit dans sa bouche à mesure que sa peau devenait aussi blanche que la lune.

Il se rua alors sur le Professeur, puis ils se jetèrent tous deux sur les hommes qui s'étaient massés sur la lourde porte verrouillée dans un espoir vain.