Beaucoup de lunes avaient traversé le ciel depuis son arrivée dans la Tribu Tonlé, Nunu s'était adaptée au rythme de vie plutôt peinard de ses nombreux tontons. Elle avait bien pris de la bedaine et appris toutes les insultes qu'il fallait. Curieuse, elle partait à longueur de journée découvrir des trucs à prendre et quand ce n'était pas le cas, elle ronflait bien au chaud sous le pagne de tonton Hébus. Digérants, cuvants, pétants, la vie suivait le cours des trolls bien plus qu'ils ne suivaient le cours de la vie..
Jusqu'au jour où un type débarqua dans la tribu, un sourire niais sur le visage. Un grand bonhomme baraqué comme un troll en moins gros et en moins sale, qui semblait avoir traversé mille vies. Nunu reconnu le grand monsieur qui cachait toujours plein de bonnes choses dans ses poches, elle le regardait, les yeux brillants, la bave aux lèvres. Peu importe son état, elle profiterait de ses poches ! Mais que faisait-il donc ici ? C'était presque un cadeau du ciel.
Grattant sa tête sale de ses ongles noirs, Nunu couru réveiller tonton Hébus parce que le monsieur voulait le voir et elle se demandait bien ce qu'il lui voulait. Quand Hébus se trouva suffisamment éveillé pour reconnaître le personnage, tous les deux se mirent à rire bruyamment en se mettant des claques dans le dos. Nunu, perplexe, les regardait, Hébus, le monsieur, les poches du monsieur... Attrapant soudainement le bras de Nunu, le monsieur lui donna un regard noir comme l'onyx, maugréant qu'il allait lui arracher son bras pour le mettre dans un coin. Ouvrant des grands yeux comme des soucoupes et la bouche tout autant, Nunu s'aplati au sol et rampa derrière les pieds de tonton Hébus, sans voir le clin d'oeil du monsieur à son ami troll. Ainsi donc, raisonnablement écrasée par la peur, Nunu écouta ce qui se disait. Le monsieur s'appelait Hotaru et il avait été, il y a bien longtemps, ami avec tonton Hébus. Il avait eu envie de le revoir, il l'avait cherché longuement, allant jusqu'à déranger le Censor Arminas Oronar Gulr dans ses quartiers, certes, celui-ci l'avait envoyé bouler parce que trop curieux, mais une femme tout de rouge vêtue l'avait un peu renseigné, il trouverait certainement Hébus en suivant sa petite nièce, qui elle, ne se cachait pas plus que ça.
Il ne fallut pas plus de quelques semaines à Hotaru pour débusquer l'enfant troll, qu'il trouva en fait... pas loin de ses poches. Mais cette fois, il n'avait rien dit, il avait même donné des trucs à Nunu, assez pour qu'elle rentre chez elle et qu'il n'ait plus qu'à la suivre, et revoir son ami, revoir son ami... son ami... l'océan...
Après s'être vivement tancés et remémorés quelques souvenirs éclatants, la vie reprit le cours des trolls, car Hotaru, même s'il avait gardé son tricorne de pirate, menait une vie débauchée de troll, alcoolisé, drogué, sale et violent, il menaçait souvent Nunu et le reste du temps il dormait comme un sac, ou comme un truc bizarre.. Parfois, le soir, il avait l'air de dormir à côté de son feu sur la plage, immobile, silencieux, il était comme un phare dans la nuit, immuablement fixé vers l'horizon, sans savoir lequel attendait l'autre. Au petit matin, il rentrait bredouille dans la caverne, ronfler aux côtés d'Hébus et chasser le sommeil de Nunu qui en profitait pour lui faire les poches. Alors, elle allait s'asseoir à côté du feu mourant et regardait l'horizon, ne voyait rien.. Le sable, l'océan...
Qu'est-ce qu'il attendait là-devant ?
Ce type qui l'appelait " Unun ", comme un perpétuel reproche rimant avec " poches ". Il avait un chouette chapeau que Nunu avait emprunté un matin, à demi enfoncée dans le tricorne elle avait sautillé sur la plage en mimant un méchant pirate, une branche tordue en garde, elle avait couru jusqu'à la caverne la piquer dans le ventre de tonton Hébus en criant à l'abordage.. Il vaut mieux ne pas savoir ce qu'il advint par la suite.
Hotaru était un troll, mais quelque chose n'allait pas et ça, c'était pas troll. Il était triste, tout le temps, même s'il le cachait derrière une espèce de colère, même si les trolls étaient naïfs et bon public. Il manquait à quelque chose, ou quelque chose lui manquait, c'était pas clair.. Qui pourrait comprendre les états d'âme d'un pirate ? Ou d'un vieux pirate... Qui s'inquiétait de son absence là d'où il venait ? D'où venait-il d'ailleurs ? Nunu rêvait du peu qu'elle savait, des légendes océanes que tonton Hébus narrait quand il arrivait encore à s'égosiller... Ainsi, donc, ce pirate ?...
Clignant des yeux, Nunu se transforma soudainement en Unun, le regard fixé sur Hotaru, en oubliant ses poches. Le pirate, agacé, lui balança une épée brisée sur la tronche en la priant d'aller regarder ailleurs. Mais elle était moche son épée toute cassée, Nunu faisait la grimace, mais se cassa quand-même regarder ailleurs, histoire de ne pas y laisser un bras. Soupirant, elle traînait l'épée comme un fardeau, puis elle senti comme une colère monter en elle. Prenant l'épée de ses deux mains, elle la leva bien haut et l'abattit sur un crabe qui se trouva fort dépourvu.. La colère se transforma en surprise, la surprise en rayonnement joyeux. Unun repartit vers Hotaru et lui cria avec un sourire si niais, si laid mais si rare qu'Hotaru fut touché :
- Elle est chouette ton épée ! Merci !
C'est ce soir-là qu'avaient débarqués les deux autres types dans la tribu, Yeiko et Kyoshiro, rien que des voleurs et pas des moindres, ce qui n'avait pas effrayé Nunu, mais ils avaient les poches sèches comme les miches de pain du Troll Bourré.. En fait c'était plutôt les voleurs qui semblaient avoir peur, d'Hébus. Ils se connaissaient ces gens-là, pas de doute.
L'air de rien, ils suivaient la vie de la tribu Tonlé, grimaçants mais déterminés..