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Le visage impassible, Maelyss marche lentement dans l'étendue intacte des neiges de Dusso, contemplant le vaste paysage immaculé, sa marche est lente car la neige est épaisse et rend la progression difficile, chaque pas demande un effort important qui renforce la détermination de celle qui fut et amenuise les forces physiques qu'il lui reste. Cela fait partie de ses projets, éteindre, puis supprimer cette chair inutile et peut être, au-delà de ce sacrifice personnel, éprouver et prouver la grandeur de son âme. Cette âme sans aspérité, entière, qui jamais n'avait failli, sa seule arme, son seul ami véritable, sa seule loi devant l'éternité.
On entend au loin les cris des fiers dragons d'argent, Maelyss se souvient de ses combats acharnés contre eux et au bout de maints efforts, sa victoire, la victoire de sa persévérance, de sa détermination et de son âme limpide.
Trébuchante, celle qui fut tombe à genoux dans la neige molle, des brandons de magie s'échappent de son alchimie d'Eodreth, faisant fondre les flocons cristallins qu'ils touchent. Sa tiare lui tombe sur les yeux, puis s'enfonce dans la neige avec un petit bruit mat. Décidément, cette chair est bien fragile, toujours à l'affût de la moindre trahison, comme elle venait de le démontrer et pourtant ô combien réfractaire dès qu'il s'agit de disparaître.
Relevant les yeux vers l'étendue blanche, elle retire ses mains glacées de la neige, les essuie sur sa tunique et les porte à son cou, dans un léger roucoulement, ses doigts caressent la rondeur et les gravures sur le cuivre de grelots issus d'un Noël qui était passé bien loin d'elle. Toujours attachés à son cou symboliquement, depuis des lustres, en souvenir d'un bon vieux temps révolu. Elle ne reniait rien de son passé qu'elle estimait juste, mais si matériellement et affectivement elle n'avait jamais manqué de rien, sa foi, elle, n'avait jamais cessé de l'interpeller. Maelyss se sentait toujours seule, enfin, la plupart du temps. Les seuls moments où elle se sentait pleinement comblée étaient dans les batailles difficiles aux côtés de ses frères d'armes, quand elle risquait sa vie pour une cause qu'elle estimait juste ou bien lorsqu'affaiblie, elle priait son âme de lui donner le courage et la force. Mais ce temps-là est lui aussi révolu...
Le soleil, sobre dans une colonie de cumulus, commence lentement à descendre de son apogée, Maelyss se relève, puis reprend son cheminement funeste, abandonnant au sol son sceptre d'Ithikhör, non sans se souvenir d'où elle le tenait, un vieux guerrier un peu saugrenu, un peu son ami, le lui avait offert par amitié afin d'éviter qu'elle n'ait à traverser les glaciers d'Erysia qui menaçaient d'être fort dangereux pour elle. Cela arrivait souvent, qu'on offre tout à Maelyss sans qu'elle ait besoin d'acquérir par elle-même, par gentillesse, par amitié, par amour, voire par manigance. Acceptant les cadeaux pour ne pas créer d'affront, elle tentait de rendre la pareille sans y parvenir, ou rarement. Ce qui la plongeait dans cette solitude infinie, cocon d'or dans lequel elle n'avait qu'à se bercer.
Elle est maintenant face à sa destinée, après avoir conclu qu'en définitive ce corps plein de traîtrises est désormais inutile, elle va en finir avec lui et n'être plus que cette âme sûre, fervente, grande et belle, soumise et dévouée, qui espère trouver de quoi se nourrir dans cet autre monde qu'elle tente de rejoindre. Peu importe que les loups affamés se partagent le corps agonisant et commun d'une femme en Eden, quand cette même femme porte en elle une âme valeureuse digne de servir un Dieu.
Sans vraiment être convaincue de son vivant, devant la difficulté à obtenir des réponses, Maelyss doutait de l'existence d'un quelconque Dieu en Eden, bien qu'il était arrivé souvent qu'elle pria très fort, emplie de rage, pour en recevoir de l'aide. Peut être n'était-elle pas assez claire dans ses requêtes, dans son coeur.. Jamais aucun Dieu ne se fit remarquer. Jalouse des Ombrae qui semblaient avoir trouvé une quiétude absolue de leur âme, ne trouvant pas de conviction dans son ascèse, elle s'en remet à l'ultime sacrifice qu'elle pense acceptable, le sien, celui de sa chair. Sa seule certitude à ce moment-là étant qu'elle ne peut pas faire plus que cela. Si un Dieu la juge séante, il viendra prendre son âme, elle en est résolument persuadée.
Tout au bout de l'immensité enneigée, l'horizon prend des couleurs d'apocalypse, le ciel s'est obscurci, avalant les cumulus, laissant Maelyss en arrêt devant ce dernier spectacle pour ses yeux.
Pétrifiée par le froid, elle voit ses mains et ses avant-bras qui sont devenus du même bleu que dans cet horizon lointain. Les derniers rayons du soleil et la dernière nuit lui offrent cet ultime présent, cette grâce d'illuminer sa mort par ces sublimes couleurs qui feront son linceul.
[...]
Les astres poursuivant leur circonvolution, l'aube réapparut dans le froid et la brume de Dusso, imperturbables et silencieux. Dans l'immensité immaculée de blanc, un seul détail attirait l'oeil, une petite tache sombre dans la neige qui faisait comme une flaque, une ombre..
Le corps de celle qui fut Maelyss gisait là, bleui par le froid, inerte, à demi recouvert par la neige qu'une brise doucereuse balayait en de fines couches aériennes.
Ô Maelyss, qu'en est-il de ton âme à présent ?
Dans le ciel qui finissait d'effacer ses teintes de nuit, un rapace vint tourner au-dessus de la dépouille, dans sa sépulture de flocons elle était à la merci de n'importe quel charognard qui aurait trouvé une raison d'être à cette chair.
Tourbillonnant dans les airs, décrivant des cercles de plus en plus réduits, de plus en plus bas, tel une spirale inéluctable, il fondait lentement sur l'ombre qui tachait le sol. Il ne se posa pas, mais il vola si près du petit corps qu'on vit scintiller des reflets d'or sur ses ailes et ses yeux perçants semblaient contenir un courroux inflexible. Il reprit son envol brusquement, s'élançant dans une haute altitude avec un glattissement strident à glacer le sang, puis disparut.
Alors, l'ombre se souleva, elle se détacha du sol dans une aura écarlate et se mit à réciter une prière :
- Que ta volonté soit faite, sur la terre comme dans le ciel,
Bénis tes enfants, descendants de ton âme,
Et guides-les parmi l'obscurité...
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