Se battre ou se laisser emporter ? La question avait parfois ses raisons. Que faire alors ? Lutter ? Progresser ? Avancer ? Ou simplement laisser le destin faire son œuvre ?

Ce jour-là je quittais Le Liberté pour prendre la mer quelques heures. L'océan Edorien n'avait pour moi aucun secret, il était un membre de ma famille et nullement je ne le craignais. Ainsi une frêle chaloupe suffirait pour parcourir cette mer d'huile. L'océan était ce jour-là calme et paisible, comme moi. L'hiver rugueux étant déjà bien entamé les glaces commençaient à fondre, permettant ainsi une navigation aisée. Le vent doux venu du Sud gonflait mes voiles et me laissait filer à toute allure sur l'Océan, je me sentais presque voler. J'avais besoin de cette escapade le cœur plus léger d'avoir enfin choisi ma voie et d'en avoir fait part à la femme que j'aimais. Je profitais alors pleinement, oubliant mes soucis passés et l'esprit libre.

Hélas le dieu des Océans, créature m'ayant fait don d'une partie de ces pouvoirs ne semblait pas d'avis à me laisser suivre cette voie. Ainsi alors que je filais vers le Nord à toute allure un récif à flanc d'eau transperçait la fine coque … L'avarie était telle que mon embarcation n'avança que quelques mètres avant de doucement commencer à sombrer. Tout Pirate que j'étais et pour mon plus grand malheur ce jour-ci ; je ne sortais jamais sans arme et armure. Un acte de Piraterie est si vite arrivé qu'il faut toujours être prévoyant. Mais ce n'est pas le sujet du jour. Mes armes d'habitude salvatrices causèrent alors ma perte. Sombrant à toute allure au fond de cet Océan que je croyais mien. En temps normal il m'aurait été aisé de refaire surface. Au fil des années et de l'expérience j'avais acquis la force et l'expérience pour remonter malgré le poids de ces dernières. Mais en ce jour Bravoure, Hardiesse et l'âme des glaces n'étaient pas du voyage. J'avais troqué mes fidèles pièces d'arme pour quelque chose de plus lourd voulant suivre les conseils d'un vieil ami. Le poids et la répartition des masses étant différentes je ne savais m'en sortir.

La descente vers les abysses me parut interminable. La pression comprimait ma cage thoracique m'empêchant totalement de respirer. Plus je m'enfonçais au fond de l'océan plus la lumière du soleil diminuait et avec elle l'espoir de revoir un jour ma douce guerrière. C'est aussi pour elle que j'avais fait ce choix. Le Kraken le savait-il ? Serait-ce alors aussi pour elle une sorte de punition que le monstre lui infligerait ?

Mon monde était devenu ténèbres et alors que la fin semblait proche mon corps tel un pantin se fit aspirer dans un monde quasi irréel. Serait-ce ça les limbes ? Je ne savais guère si tout ceci était une hallucination ou l'expérience de mort imminente. Mais j'étais là dans ce monde sans vie, mon corps flottant sans pour autant ressentir quelconque douleur. Une seconde me semblait durer une heure alors que dans mon esprit je ne pensais plus qu'à la douleur qui devait-être celle de Blup. Il me semblait alors peut-être que ce monde serait mon dernier repère, la demeure de mon éternité. Tout à coup, tandis que l'espoir m'abandonnait, j'entendis au loin un râle sourd et monstrueux. Ce dernier rapidement suivi d'une masse informe se rapprochant à grande vitesse.

Il ne me fallut que quelques secondes pour apercevoir deux immenses yeux rougeâtres. La masse faisait environ dix à quinze fois le volume de n'importe quelle embarcation. Il ne m'en fallait guère plus pour comprendre qui me faisait alors face. Le Cap'tain n'avait décidément pas menti où halluciné et se dressait face à moi le Kraken. Le monstre silencieusement me fixait, il semblait avoir décidé de m'amener à lui, c'est donc dans son monde que je me trouvais.

Soudainement une voix se fit entendre dans mon esprit, s'engageait alors sans la moindre parole une discussion avec la majestueuse créature. Je ne saurais retranscrire ces mots à l'identique mais le monstre dont je tirais mon pouvoir semblait avoir entendu mes choix. Il ne me paraissait guère agressif et me laissait exposer posément mes arguments. Je pensais que ceci seraient vains et que la punition du Kraken serait irrévocable, qu'à présent ma vie serait sienne et celle de son monde.

Je n'avais pas encore parlé au Cap'tain de mon désir d'abandonner la flotte, mais peut-être recevait-il les confidences de la créature, qui sait ? Les faits étaient là pourtant. Je n'avais pas remis les pieds sur le pont du navire depuis plusieurs mois. L'océan que j'aimais tant ne m'avait pas pour autant quitté et à chaque fois que l'occasion se présentait, j'allais voguer seul au gré du vent. Pour autant je ne ressentais ni l'envie, ni le désire de revenir à bord. Je considérais toujours les Pirates comme ma famille, mes frères, mes sœurs … Mais leur présence n'était pas indispensable. Je savais bien que probablement Hotaru, mon frère depuis de si longue années, avait lui aussi compris ce choix de le quitter. Mon départ serait alors définitif … Je continuerais de le suivre dans la bataille et affronterait les ennemis de la flotte comme je l'avais toujours fait, mais laisserais ma place de Second à un autre.

Je n'avais pas pris cette décision à contre-cœur, bien au contraire. Je savais que main dans la main avec ma douce guerrière nous étions en train de bâtir un monde à notre image et que l'expérience acquise après tout ce temps près du Cap'tain me servirait. Il ne me restait alors qu'a rendre des comptes au Kraken ! Créature m'ayant offert sa puissance et l'heure était arrivée …

Je m'attendais à devoir livrer un combat sans fin face à lui, luttant durant des années pour venir à bout d'une telle puissance. Mais l'océan avait lui aussi un cœur … Aussi surprenant cela soit-il rien de tout cela n'eut lieu. Le monstre compris et respectait ma décision. Fait étrange pour une créature qui d'après les légendes n'était doué d'aucune pitié ou demi-mesure. D'après lui je ne devais rien de ma puissance à une intervention de se part. Le Cap'tain aurait alors inventé tout cela dans le seul but de galvaniser son équipage ? Le courroux du Kraken n'était alors que légende et la puissance dont j'étais détenteur serait seulement mienne ? Je n'en serai jamais certains mais néanmoins ma vie serait sauve.

[…]

Je me réveillais alors échoué sur les récifs sur lesquels reposait Le Liberté. Groggy comme après avoir ingurgité quelques tonneaux de Rhum, n'ayant pour souvenir que quelques parcelles de cette aventure. Je pensais avoir disparu de nombreuses heures mais le soleil lui était toujours aussi haut dans le ciel. Je me dépêchais alors de poser sur le papier ce dont mon esprit se souvenait afin de le faire parvenir au plus vite à mon Cap'tain. Ainsi une nouvelle page de ma vie se tournait et je m'apprêtais à écrire une nouvelle histoire moins solitaire.