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- Dame Maelyss, pensez-vous que la vengeance est un geste que l'on peut se permettre? Et si vous le pensez, croyez-vous que l'on peut exercer cette vengeance sur la famille ou les proches de celui qui nous a trahi ou fait du mal malgré le fait qu'il ait déjà été tué?
J'allais partir, exaspérée par son insolence, que quelque part, je savais apprécier, mais pas à tout instant. Je voulais rassembler mes esprits, qu'il savait si bien éparpiller comme des rêveries dans un profond sommeil ... Il se conduisait comme un enfant parfois, qu'il n'était pourtant plus... Plus depuis peu de temps... Finalement peut être que si... Encore un peu, peut-être même qu'il avait ce bonheur d'être de ceux que l'enfant ne quitte jamais...
Je soupirai encore face à la vastitude de tout ce qui pouvait former un Homme et sa vie...
J'allais donc le laisser avec son arrogance quand ses questions traversèrent l'air jusqu'à mes tympans.
Je m'arrêtai net, sans me retourner, petit sourire en coin, comme attendrie devant cette candeur soudaine. J'apprenais de lui chaque jour, chaque jour il me surprenait. Il était capable de la plus grande impertinence, frôlant toujours plus près les limites du supportable, sans jamais les dépasser. C'en était étonnant, dans un corps si frêle, une tête si jeune, tant de mesure en tout... Je me demandais de temps en temps ce qu'on y trouverait dans cette tête, si l'on pouvait la visiter. Que cachait donc cette espièglerie?
Peut être était-ce là l'image d'un certain bonheur... Tout simplement.
Mais ses questions soudaines avaient rompu cet enchantement bucolique en même temps que mes pas. Je me répétais intérieurement ses mots, qui se bousculaient, éveillant la géhenne qui en mon âme ne dormait jamais que d'un oeil.
Elevant mon regard vers un lointain horizon, je fis demi-tour pour lui répondre.
- La vengeance, Mysis, est une bien piètre consolation, elle nous aveugle et nous affaiblit. En fait, c'est le désir de vengeance qui est redoutable, bien plus que la vengeance elle-même. Car aveuglés par la douleur ou la colère, nous perdons le sens de la raison et nous mettons en péril.
La vengeance est un plat qui se mange froid, vois-tu, c'est parce que consommé chaud il peut être fatalement brûlant...
Alors que longuement mûri, consciencieusement observé, maîtrisé en son coeur , il devient une intense satisfaction... le moment venu.
Je le regardai, intriguée, m'interrogeant sur les raisons de ses interrogations, il parlait peu en vérité, en dehors de ses facéties qui me chatouillaient souvent l'humeur... Je continuai à lui conter mes pensées sur le sujet qu'il venait d'évoquer.
- Bien sûr que l'on peut se le permettre ! On doit, même, faire tout son possible pour la réaliser, que ce soit tôt, ou tard.. C'est là toute la subtilité à employer, il faut savoir prendre son mal en patience, user de fines stratégies ou profiter d'une chance ultime lorsqu'elle se présente. Et puis, nous, Gardiens des Enfers, ne nous arrêtons aucunement aux moyens d'apaiser un sentiment de trahison, nous accordant tous les droits, bien au-delà de ce qui serait "suffisant" si nous le désirons. Tu comprends donc que non contents de supprimer l'objet de notre haine, nous nous accordons le droit d'étancher ce qu'il en reste sur quiconque a la malchance de ne pas être des nôtres.
Le sujet m'inspirait énormément et j'aurais pu continuer des heures à parler... à raconter mes propres expériences... Peut être en aurai-je l'occasion, une autre fois.
Pour l'heure, je me tus pour le laisser digérer mes paroles et m'expliquer les raisons de ce questionnement impromptu.
Alors qu'il pensait avoir froissé Dame Maelyss pour de bon avec toutes ses fadaises il fut surpris d'entendre à nouveau le son de sa voix. Il l'écouta parler avec tant d'attention que le temps paraissait suspendu, pas un bruit, rien ne pu venir perturber ce moment si majestueux. Il l'écouta et dégusta chaque mot, chaque syllabe. Quand elle arrêta de parler une perle de sueur coulant sur son cou le ramena à la réalité, il prit le temps d'emmagasiner tout ce qu'elle venait dire et répondit sur un ton calme et posé.
- Depuis le jour de la mort de ma mère je ne cesse de vouloir me venger. J'ai bien tué son meurtrier mais cela ne me suffit désormais plus
Une larme était en train de perler lorsqu' il parla de sa défunte mère, mais elle fut vite évaporée à cause de la chaleur qui régnait aux Enfers. Il ferma les yeux, prit une grande inspiration et continua son discours.
- Chaque nuit je rêve de ce jour où elle fut assassinée chaque nuit je revois le visage de cet homme tapi dans l'ombre du sang plein la main. Mais maintenant le douleur devient de plus en plus grande et ne cessera jamais de croitre en moi. Je pense que si je veux rendre hommage à ma mère je me dois de tuer tous ceux qui ont aimé son meurtrier pour qu'ils ressentent ce que je ressens depuis trop longtemps.
La chaleur était de plus en plus insoutenable, il réouvra les yeux et termina son discours.
- C'est parce que je ne sais si mes intentions sont bonnes que je suis venu vous poser cette question qui peut paraitre futile pour certains mais existentielle pour ma personne.
Il avait désormais la main serrée sur la poignée de Faux qu'il avait prit dans l'armurerie des Enfers et qui depuis ce jour avait déjà vu couler beaucoup de sang. Son regard se tourna ensuite vers le néant qui s'étendait devant lui en attendant patiemment une réponse de la Dame qui se tenait non loin de lui.
Il buvait mes paroles comme si j'avais détenu le Saint Graal.. Comme si je détenais toutes les vérités.. Alors que, comme lui, je n'avais fait que traverser le temps et les épreuves comme j'avais pu. Sans doute était-ce ça qu'il écoutait, l'expérience, ce que je pouvais lui apprendre de ce que je connaissais.
La fièvre le gagnait à mesure qu'il me contait sa triste histoire, je le voyais malgré que sueur et larmes s'évaporaient rapidement. Peu de choses échappaient à mon regard attentif, ce qui me donnait souvent l'avantage sur bien des situations. Il ignorait encore beaucoup de choses, comme à quel point sa souffrance le servirait, lui donnerait la toute puissance sur tous les autres, une fois qu'il l'aurait comprise et acceptée...
- Tu te trompes si tu penses qu'un jour quelque chose changera ce qui est de ta douleur, ce qui est fait ne peut être changé, tu devras apprendre à vivre avec.Tu auras beau tuer tout ce qui vit, ta mère n'en restera pas moins au palais des ombres...Ta douleur est l'hommage éternel que tu lui rends.
J'avais conscience de la dureté de mes paroles, Mysis comprendrait, c'était comme quand je jouais à faire semblant de le mépriser, pour provoquer une réaction qui le dirigerait vers des lieux plus sécurisés pour son salut..Il lui faudrait peut être du temps... Il lui faudrait peut être me mépriser aussi. J'espérais qu'il le comprenne, au plus vite, ce qui lui épargnerait d'autres douleurs inutiles.
- Tu as réalisé ta vengeance en assassinant un assassin, et tu l'es devenu toi-même.. Ta haine s'est étendue en un marasme dans lequel tu te noies. Pour en sortir tu dois accepter ce qui est et ce que tu es, en faire une force pour que ça ne soit plus une faiblesse. Il est possible de changer son regard sur les choses, tu n'oublieras jamais la femme qui t'a donné la vie, tout comme tu n'oublieras jamais celui qui la lui a ôtée... Acceptes ce fait, mesure la grandeur de la force qui te bouleverse et domptes-la ! Fais-en ton cri de guerre, ta conviction et ta gloire.
Sans remords car il n'existe pas de bonnes ou de mauvaises intentions, il n'existe que les hasards de la vie et tes choix.
Je me remémorai alors mon parcours, me souvenant de la longueur infinie du temps que j'avais mis à dépasser tous les sentiments que j'avais éprouvés, bien souvent même mes victoires furent acquises malgré ma volonté. Détournée des souffrances embryonnantes par l'instinct de survie, puis, par la suite, par l'entourage de mes frères d'armes.
Il écoutait, toujours attentif à ce que disait Dame Maelyss, dans le fond elle n'avait pas tord, ce qu'elle racontait était sa propre expérience, mais une expérience qui dura et durera encore pour longtemps, c'était à son tour sa vérité.
Il referma à nouveau ses paupières et dans murmura :
- Si je comprends bien, il faut que je souffre pour honorer la mémoire de ma défunte mère ?
Il réouvra les yeux et esquissa un sourire.
- C'est une chose que j'accepte avec le plus grand plaisir, si ma souffrance et ma douleur permettent à ma mère d'être honorée alors j'accueille cette proposition les bras grands ouverts
Dame Maelyss vous dites que je suis moi-même devenu un assassin, je ne le conteste pas mais si je veux pouvoir l'accepter complètement il faut que je sois sûr de ne pas être vu différemment ici, depuis que je suis arrivé à vos portes et une fois que vous m'avez accueilli j'ai eu l'impression de retrouver une famille
Mais
je ne veux pas paraître un monstre pour ceux en qui je crois.
Il se tu un instant avant de reprendre sur un ton plus calme :
- Hier soir, alors que je trainais avec un Gardien j'ai tué bon nombre de personnes, j'ai aussi tué une demoiselle pour attirer son fiancé qui parlait trop, mais je n'en ai éprouvé aucun regret que ce soit pour les anonymes ou la demoiselle, j'y ai même pris un certain plaisir à leur arracher la vie lorsque le mari arriva enfin il me mit à terre à chaque fois mais je me relevais sans cesse, je repensais à ce jour où ma mère me quitta, je voulais lui prouver qu'il y aurait toujours quelqu'un pour l'honorer quelque soit le prix à payer pour cela
Il prit une grande bouffée d'air qu'il regretta immédiatement, la chaleur ne cessait d'augmenter et cette bouffée lui brula la gorge. Il posa ensuite son regard sur Dame Maelyss et la remercia pour tout ce qu'elle lui avait déjà appris.
Sa naïveté me toucha...Il avait dû être fort choyé et je réalisai soudain la cruauté de ce qu'il avait pu ressentir devant une barbarie qui lui était jusqu'alors inconnue. La réalité lui était parvenue comme un boulet de canon, violente et inévitable.Ne lui restait plus qu'à traîner ce boulet de façon à ne pas s'entraver inutilement.
- Non, il ne FAUT pas que tu souffres, mais PUISQUE tu souffres, donnes un sens à cette douleur afin qu'elle ne t'affaiblisse pas. Considères ce mal comme un cadeau, appropries-le toi, car je ne pense pas qu'un jour il disparaisse, au mieux tu l'endureras comme un bagage un peu lourd.
Ce poids dont tu doutes encore de l'utilité, bien que tu viennes de me démontrer le contraire... Tu as fait ce que tout digne Gardien se doit de faire, vois comme cette douleur fait de toi un des meilleurs instruments de notre blason..Nous sommes les Enfers, Mysis, nous ne connaissons ni scrupules, ni pitié. A chacun son fardeau.
Je le vis déglutir en me disant que les apprentissages n'étaient pas toujours des plus aisés à acquérir. Mais je savais avec certitude qu'il portait en lui toutes les capacités pour être un grand battant, même s'il était probablement encore loin de le savoir ou même de s'en douter, puisqu'il me remerciait alors que je n'avais rien fait, que lui montrer ce qu'il devait voir. Ma bienveillance veillerait à ce qu'il s'en rende compte.
- C'est vrai, j'ai été fort choyé par ma mère certain diront que c'est mal, moi je me dis que sur ces Terres chaque être à le droit de se sentir aimé même si cela ne dure que quelques instants.
Il regarda Dame Maelyss, ses yeux étaient étincelants, il s'adressa ensuite à elle :
- Dame Maelyss, si je peux vous promettre une chose c'est bien celle-ci, ce boulet que je traine depuis longtemps, dans peu de temps je le porterai et avec ce fardeau j'honorai ma mère, vous et les Gardiens, je vous en fait le serment !
Il prit sa Faux, de la main gauche, la pointa vers la Dame qui se tenait devant lui et s'inclina ensuite, la remerciant encore une fois pour ce qu'elle lui apprenait, même si pour cette dernière ces choses peuvent paraitre sans trop grande importance, pour lui elles le sont et c'est avec le plus grand honneur qu'il apprendra encore de cette Dame.
- La tendresse et l'amour ont leur place en ce monde, je ne le sais que trop bien...J'ai aimé moi aussi, j'aime encore, j'ai cru en mourir mille fois et c'est ce qui m'a forgée. Seulement, ces sentiments ne doivent pas prendre la place de la raison et de nos devoirs, c'est là la difficulté et bien souvent la vie se charge de nous rappeller à l'ordre. Il est bon d'aimer, et de l'être également, mais il faut savoir que cela peut nous donner autant de force que nous affaiblir.. Je pense donc qu'il est raisonnable de savoir mettre ces douces émotions de côté, dans les secrets replis de notre âme. Ton expérience d'hier t'a démontré combien nous sommes faibles à défendre ce que l'on aime...
Tu es vaillant, Mysis, il ne te manque plus que du temps pour t'endurcir, restes toujours tel que tu es, sans vouloir brûler les étapes, chacune d'elle a son importance.Crois-en toi et rien ne saura te rabaisser. Le corps et l'âme sont distincts, souviens-toi... Il y en aura toujours un pour aider l'autre à survivre.
Va maintenant, va affronter ton destin. Et que la force soit avec toi.
Je me retournai prestement pour qu'il ne voie pas l'eau qui commençait à scintiller dans mes yeux... Il avait ravivé un feu que j'avais cru maîtriser par le passé et qui de nouveau embrasait tout mon être, embrumant mon esprit de ses fumées étouffantes.L'amour est bien pire que l'enfer quelque fois.
- J'ai aussi remarqué que l'homme était encore plus lâche que je ne l'imaginais
Je vais suivre votre conseils Dame Maelyss et mettre mes émotions de côté au plus profond de mon être pour ne plus en être victime dans des moments de défaillance.
Lorsqu'il vit la Dame se retourner rapidement il ne pu s'empêcher de lui lancer un regard interrogateur qui tomba rapidement. Il ne voulait pas la déranger plus longtemps, elle devait sûrement ressasser le passé peut-être trop profondément enfui au fond de son âme.
Il s'inclina dans le dos de Dame Maelyss, posa son arme sur son épaule et se redirigea vers les ténèbres pour méditer sur les phrases qu'ils avaient échangé.
L'amour est une arme à double tranchant
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