Qanah avait de nombreuses vertus et autant de principes mais je découvris ce jour-là que le respect des cadavres fraîchement vidés de leur entrailles par les charognards n'en faisait pas partie. Pas entièrement, du moins. Les combats qui avaient fait rage en l'honneur de la charrette maléfique avaient pris fin un certain temps déjà; cependant les charniers, les fosses communes et les terrains vagues imbibés de sang étaient encore d'actualité. On les trouvait grâce à l'odeur qu'ils dégageaient ou aux nuées de corbeaux qui les survolaient. Plus par plaisir que par besoin, Qanah les visitait régulièrement afin de récupérer ce qu'elle trouvait. Elle n'était aucunement dérangée par ce qu'elle faisait car elle considérait - à tort ou à raison - qu'elle ne profanait aucune sépulture. En effet, les malheureux qui reposaient dans la boue aux nuances vermeille n'avaient eu ni tombe ni cérémonie décente pour la paix de leur âme. De la simple chair à canon pourrissante répandue sur le sol, voilà ce qu'ils étaient.

Qanah, empreinte de nonchalance, traversait les champs qui accueillirent les batailles en poussant les morts de la pointe de sa botte. Nombreux furent les endroits déjà pillés mais elle réussissait pourtant toujours à trouver quelque chose, Quelque chose de plus ou moins utile. Surtout moins que plus, souvent.


Hé ! Regarde !

J'avais l'habitude qu'elle s'exclame pour pas grand chose; je jetai alors un ?il curieux à sa trouvaille, plus par politesse que par réel intérêt. C'était un buste d'homme dont le reste du corps était recouvert et donc écrasé par un cheval, mort lui aussi. Les mouches lui sortaient des orbites. L'homme semblait âgé pour peu que l'on devinait les cheveux blancs recouverts de terre. De par sa fine tenue aux brodures riches de soie dorée, l'on était en droit de se demander comment il avait terminé ici. Qanah lui saisit les poignets et tenta de le dégager. Outre le fait que ce n'eut pas l'effet escompté, elle lui arracha un avant-bras. Elle grommela et jeta le membre par dessus son épaule.

Bravo... ironisai-je.

... c'était sûrement un mage. me dit-elle. Il doit bien avoir quelque chose de valeur. Une bague ou un artefact magique.

Comment sais-tu que c'était un mage ?

Elle pointa du doigt la cape qui enveloppait à moitié le corps. Elle était tâchée de ce qui semblait être de l'orenda. Cela arrivait parfois lorsque l'énergie dégagée par un magicien atteignait son paroxisme. Cela lui avait littéralement explosé au visage. Pourtant ce n'était pas la raison pour laquelle il était mort. Sa pèlerine avait été transpercée par une lame. Qanah décida de lui retirer soigneusement. En vérité, il s'agissait d'une cape de protecteur. Elles étaient rares et onéreuses. Ce mage ne devait pas être n'importe qui. Nous cherchâmes des indices sur son identité, en vain. Qanah plia et rangea la cape dans un sac qu'elle portait sur le dos.

Je trouverai bien quelqu'un pour la rapiécer.

Elle sortit un mouchoir de sa poche et le posa sur le visage défiguré du défunt. C'était la seule attention qu'elle portait à celles et ceux qu'elle ravissait. Quelque mot gentil et un semblant de prière en prime, voilà tout ce qu'elle pouvait faire pour eux de toute manière.

Tu as terminé ? On peut rentrer ?

Qanah fit mine de ne pas m'entendre et poursuivit ses recherches en slalomant entre les dépouilles. Ce fut à environ une cinquantaine de mètres de là qu'elle s'égosilla à nouveau. Elle observait le sol avec attention. Je m'étonnai qu'elle ne s'approche pas davantage de sa découverte. Je compris lorsque j'y posai les yeux. Un corps plus grand et massif que la normale. Sans être un monstre, c'était tout de même un être hors-normes. Ses habits sombres et la tête de mort qu'il arborait sur son torse faisait de lui un serviteur d'Ankavos, sans aucun doute. Sa tête manquait. Je regardai rapidement aux alentours, mais je ne la trouvai pas. Peut-être quelqu'un l'avait-il emporté comme trophée. Son buste était scindé en deux par une balafre gigantesque qui l'avait vidé de son sang, répandu en partie sur sa gabardine . Qanah s'agenouilla et mit le corps sur le ventre. Elle ôta le long vêtement de cuir qu'il portait et le rangea avec l'autre.

Tu t'encombres pour rien. lui dis-je.

Tu verras, tu t'excuseras quand j'aurai trouvé quelqu'un pour acheter toutes ces babioles !

Je levai les yeux au ciel.

Pfff. La prochaine fois je viens seule. Ta compagnie a le don de m'énerver.

Soit. Tu as terminé ? On peut rentrer maintenant ?

Ce fut donc avec deux butins supplémentaires sur le dos que Qanah et moi reprîmes la route vers le refuge de la forêt sur Baduk, où une affaire importante m'attendait.