J'étais toujours à la recherche de l'archéologue. Je parcourais les terres d'argent en quête d'indices, car elle s'était évaporée depuis la découverte de l'autel païen. J'avais quelque chose qui lui appartenait, dès lors je pouvais espérer une rencontre. Ainsi, et afin de financer mon périple de Baduk à Dusso, j'avais enseigné un temps l'art des lettres et de la rime au Temple de la Sylve. Mes économies me permirent de voyager léger tout en ne me souciant guère des tarifs imposés par les aubergistes chez qui je logeais sur la route. Les journées se suivaient et se ressemblaient, rythmées par de longues et parfois pénibles marches d'une cité à une autre. Quant aux soirées, elles étaient l'occasion d'un repos bien mérité dans les tavernes. Je n'étais pas très friand de la compagnie qu'on y trouvait. À l'occasion, l'on pouvait y trouver un ménestrel qui contait ses histoires pour divertir l'esprit des clients, d'autre fois, il y avait quelque chose à apprendre des piliers de comptoir; une information pouvait s'avérer très vite intéressante, si toutefois l'on tendait l'oreille. En ce soir, les nouvelles allaient bon train. L'une d'entre-elles, plus particulièrement, attira l'attention de Qanah. Plus qu'une nouvelle, c'était une affaire sérieuse dont elle vint me parler. Apparemment, une sorte de chariot funèbre avait fait son apparition sur les terres d'argent, causant la naissance d'une nouvelle folie meurtrière. Là était le problème récurrent de la foi aveugle. Les simples d'esprit furent les premiers embrigadés — il suffisait qu'un événement sorte quelque peu de l'ordinaire et chamboule leur quotidien pour que leur jugement embrumé les pousse à agir avec déraison. Ce qu'on appelait la Karriguel se dirigeait lentement vers Kedok, où je me trouvais présentement, et emportait dans son sillon ensanglanté ce que l'humanité faisait de pire. Il fallait quitter le repos d'Aliès au plus vite. Qanah m'encouragea dans cette idée. Ce fut en hâte que je vidai la chambre de mes affaires et pris la route vers le sud. Bien vite, le danger nous rattrapa lorsque nous passâmes près de l'orée du cimetière.

La nuit était aussi noire que le plumage du corbeau, le vent soufflait et amenait l'obscurité grâce à un amas impressionnant de nuages lourds. La lune ne percerait pas. Des cris s'élevaient au milieu des nombreux sépulcres. On semblait s'y disputer. Pressés de nous éloigner de Boudok mais d'un tempérament trop curieux, nous nous dirigeâmes silencieusement vers l'origine du tumulte qui s'était transformé en pépiement.



Il ne faudrait pas s'en mêler... me dit Qanah.

... et les laisser faire ?

La démence avait déjà amené ses sujets jusque-là et leur progression ne ferait qu'évoluer si personne n'entravait leurs actions.

Au centre des tombes, un groupe de bandits menaçait le gardien et fossoyeur du cimetière, une lame sous la gorge. Il était d'un calme olympien. C'en était presque effrayant au vu de sa situation. Pendant qu'il était otage d'un lourdaud agité, trois autres, dans la pénombre quasi totale, agitaient frénétiquement des pelles et profanaient les sépultures. À défaut des biens et des riches décorations, ils en sortaient les corps, ou du moins ce qu'il en restait. L'un d'eux récupéra les crânes; à certains était encore accrochée la chaire putréfiée du défunt. Il s'exclama : «
Plus qu'deux et on pourra les apporter à Ankavôs; il y verra qu'du feu, c'est sûr ! »

Ses compagnons acquiescèrent puis rirent en chœur.

Je m'apprêtai à intervenir lorsque Qanah me retint.


Attends... Regarde ! chuchota-t-elle.

Non loin entre le groupe et nous-mêmes, un tombeau se mit à luire. Un halo verdâtre semblable à un feu follet — mais beaucoup plus dynamique — embruma la pierre d'où il sortait. Nous eûmes à peine le temps de nous en étonner qu'un second phénomène, identique au précédent, se produisit. Puis un autre. Enfin, en quelques dizaines de secondes, on ne put les compter tous tant ils s'ensuivirent. L'obscurité fit place à la clarté d'un zénith pers sans trouble. Qanah retint son souffle. J'écarquillai les yeux devant le spectacle qui s'offrait à moi. Nous fûmes cernés en moins d'une minute. Dissimulés derrière le pan d'un caveau, nous étions toujours à l'abri du regard des criminels, mais pourtant pas des nimbes qui nous ignorèrent et passèrent au dessus de nos têtes. Les profanateurs, quant à eux, furent abasourdis par la fantasmagorie soudaine. Figés, ils observèrent les nombreuses lumières approcher. Ils n'eurent pas le temps de fuir qu'elles les encerclèrent et se tinrent immobiles. Dès lors, on put distinguer l'origine des sources lumineuses : une cinquantaine d'esprits titulaires se tenaient là. On ne sut dire s'ils lévitaient à leur côté ou s'ils faisaient partie intégrante des esprits, mais des lampions démystifiaient la scène. Un rictus apparut sur le faciès du croque-mort. Si la Confiance eut un visage, c'eut été celui-ci. Quant aux brigands, on put lire sur leurs traits un mélange de stupéfaction et d'angoisse.


Qu'est-ce que c'est ? chuchota Qanah.

Shhhht.

La scène eut l'air d'une toile de maître. Plus personne n'osa bouger.

Soudain, l'un des impies prit son courage à deux mains et prit les jambes à son cou, sans se soucier de ses camarades. Obligé de passer au milieu des spectres, il courut tête baissée pour franchir la barrière de lumière, mais elle l'arrêta net. Ses pieds quittèrent le sol et alors qu'il appelait à l'aide tout en prenant de la hauteur, son corps se déchira tout à coup dans les airs, en deux parties à peu près égales. On aurait dit un pantin désarticulé. Ses entrailles pendirent et du sang gicla sur ses compères, totalement paniqués. Soudain, les deux morceaux chutèrent lourdement sur la terre rougie. Un cri suivit.


AAAAA-

La tête de l'un des trois scélérats qui restaient implosa et mit fin au hurlement. Ses yeux furent comme absorbés par ses orbites, sa langue se retrancha dans le fond de sa gorge, son nez craqua et disparut dans un amas d'os et de cartilages. Il s'effondra en quelques secondes dans un silence de mort.

Qu-qu'est-ce q-

Là encore, un sort macabre interrompit ce qui semblait être le début d'une question pertinente. La tête du troisième malandrin fit trois tours sur elle-même avant de s'élever à dix centimètres au dessus du corps, reliée par quelques nerfs solides qui firent convulser le reste de son anatomie. La conséquence évidente fut une mort assurée après un craquement sévère de la nuque au premier demi-tour de la caboche. Son corps s'affaissa et la tête suivit.

Le fossoyeur avait la bouille pleine d'hémoglobine, et malgré ce qui venait de se passer, il ne disait mot et restait calme depuis le début. En fait, il savait pertinemment ce qui allait se passer et ce qui allait advenir de ses assaillants, et c'était pour cette raison qu'il ne faisait rien, qu'il ne disait rien. Il ne fit qu'attendre jusque-là. Le veilleur ne craignit à aucun moment pour sa vie. Il prit même la décision d'éloigner du revers de la main, dans un geste lent, la lame qui lui chatouillait la jugulaire. À cette action, le dernier forban crispa sa main sur l'épaule de celui qu'il retenait captif. Ce geste lui coûta la vie. Son propre scramasaxe lui échappa et vint se planter directement au niveau de son nombril. Il cracha de plus en plus de sang au fur et à mesure que la lame remontait jusqu'au collet. Ses côtes se fracturèrent au même rythme et libérèrent ses boyaux.

Qanah restait immobile et n'osa plus regarder.

Le fossoyeur à genoux se redressa doucement et s'épousseta le pantalon. Avec sa manche, il essuya le sang sur sa joue. Il exécuta une révérence au milieu des quatre corps en charpie et souffla «
Merci. ». Il se tourna vers le caveau derrière lequel j'étais dissimulé depuis le début.

Tout est terminé, ne vous inquiétez pas... dit-il.

Il vit l'interrogation dans mon regard. Il se retourna vers les phantasmes qui se dissipèrent.


Remerciez ces âmes qu'Ankavôs n'aura jamais.