« Mai ! Mai !¹ »
Le soleil était au zénith, éclatant, surplombant les terres d’Astraloth. A quelques mètres du palais, on pouvait entendre une jeune fille s’époumoner. Sous une chevelure argentée singulière, son visage paraissait marqué par la peur. Ses traits étaient tirés, son regard craintif.
Six années s’étaient pourtant écoulées depuis que quatre hommes avaient été évincés du royaume et le calme semblait avoir repris ses droits. Assise sur un drap de coton aux motifs dorés, Aria tourna brusquement la tête vers ce qui lui paraissait être le lieu d’où provenaient ces cris désespérés. Ses angoisses les plus profondes s’étaient légèrement estompées avec le temps. Cependant, il lui arrivait encore de subir quelques frayeurs qu’elle préférait toutefois garder pour elle. En effet, Lùcian avait beau être un mari extraordinaire, Aria savait pertinemment qu’il avait d’autres préoccupations bien plus importantes. Ainsi, la jeune reine gardait pour elle ses nombreux ressentis, préparant Erzsebet à affronter ce qui l’attendait dans le plus grand secret.
Alors que la jeune gardienne entamait sa cinquième année, sa mère avait donné naissance à une petite fille à qui on donna le nom d’Aryë. Cet évènement avait balayé à jamais la révolte des esprits. Aryë semblait apporter un nouveau souffle à Astraloth qui commençait enfin à revivre comme si rien ne s’était passé cinq ans auparavant. Cependant, il n’en était rien pour la jeune reine qui restait persuadée que son instinct ne lui mentait pas. La révolte était loin d’être finie.
« Erzsebet ?! Que se passe-t-il ? Où est Aryë ? demanda Aria, tout en se relevant pour faire face à la jeune fille qui arrivait en trombe.
- Je … Je … »
La jeune gardienne s’arrêta brusquement, se pliant en deux, la main droite appuyant sous ses côtes. Elle semblait avoir couru un long moment, hurlant à en perdre sa voix, ce qui avait provoqué cet essoufflement inévitable. De son côté, la mâchoire crispée, Aria était suspendue aux lèvres de sa fille, attendant les explications de cette dernière.
« On jouait plus bas, près du cours d’eau … balbutia Erzsebet, quelques perles de sueurs roulant sur ses tempes. Et ils sont … Ils sont arrivés. Ils … »
Les yeux d’Aria s’écarquillèrent, comprenant où sa fille voulait en venir. Sa peau, pourtant blanche d’ordinaire, pâlit davantage tandis qu’une larme jaillit du creux de son œil droit pour rejoindre son châle doré qui recouvrait ses épaules.
« Ils l’ont tuée … émit-elle, le regard perdu.
- Non, Mai¹. Aryë a été volée. » assura Erzsebet.
Quelque part, Aria se sentit soulagée. Néanmoins qu’adviendrait sa fille, âgée d’à peine un an, sans elle ? Son sort semblait déjà jeté. Alea jacta est , auraient sans doute dit les prêtres s’ils avaient été présents. La reine, quant à elle, en avait perdu son latin. Tout se mélangeait dans sa tête, laissant place à un grand capharnaüm. Elle parvint finalement à ramasser ses affaires avec la plus grande hâte, invitant sa fille à la rejoindre.
« Allez, viens ma puce. Rien ne sert de s’attarder ici. Dans l’immédiat, il n’y a rien que nous puissions faire. dit Aria, la voix légèrement tremblante.
- Mai¹, insista la jeune gardienne, Aryë va nous être rendue ?
- Peut-être bien. Mais pour le moment, promets-moi une chose ma chérie. lui répondit Aria, s’abaissant jusqu’à ce que ses yeux soient à la hauteur de ceux de sa fille. Il ne faut rien dire à Ave², d’accord ? »
La jeune fille acquiesça d’un simple, mais sincère, hochement de tête. Elle renonça ainsi à dire la vérité à son père qui resta persuadé de la mort de sa plus jeune fille jusqu’à son dernier souffle. Pourtant, Aryë respirait encore et était loin de perdre la vie.
**
Au début, il n’avait pas été question de voler la progéniture de la reine d’Astraloth. Au maximum, ils pensaient faire une grande frayeur à Erzsebet. Et puis, finalement, tout s’était passé si vite que leur plan avait changé.
Deux jours plus tôt Kalim, Kylan et Hörim avaient finalement résolu l’énigme de la pierre bleue. Il s’en était fallu de peu. Particulièrement irritable depuis la mort de l’ensemble de leurs hôtes et de n’importe quelle victime présente dans un rayon de cinq kilomètres, Kalim s’était acharné sur le plus petit de ses frères. Pendant plusieurs jours il n’avait fait que lui lacérer la peau à l’aide de sa dague avant de le vider partiellement de quelques organes, les lui exposant sous le nez jusqu’à ce qu’il meurt. Redoutant que Kalim ne s’en prenne à eux, Kylan et Hörim s’étaient empressés de comprendre le fonctionnement de la pierre. Ainsi avaient-ils fini par rencontrer le peuple du Dessous, et lui avaient fait part de leur projet. En échange de la réussite de leur vengeance, les Ténèbres s’étendraient sur les terres d’Astraloth. Tel était leur accord. Toutefois, il leur fallait plusieurs jours pour être fin prêts. Ainsi, les trois frères avaient décidé d’un commun accord de faire une brève apparition sur les Terres de Lùcian pendant que l’armée se préparait.
Lorsqu’il arriva en Astraloth, Kalim reconnut immédiatement le Fléau malgré les six années qui séparaient l’enfant qu’il avait sous les yeux du bébé qu’il avait connu jadis. Et pour cause, les cheveux argentés de la jeune fille étaient uniques de ce côté-ci du royaume. D’un simple coup de coude dans les côtes de ses deux frères, suivi d’un hochement de tête en direction de la jeune fille, le scélérat les invita à le suivre. Erzsebet était paisiblement assise dans l’herbe, près d’une silhouette emmitouflée dans l’herbe que les trois frères prirent pour une simple poupée comme tant de filles aiment emmener en promenade.
Les sentant approcher, Erzsebet leva les yeux vers eux. Ils étaient à presque vingt mètres, peut-être moins. Elle prit le temps de les dévisager, avant d’estimer qu’il était temps de retrouver sa mère. Si ton instinct te dit de fuir, fuis. Se relevant le plus calmement possible, elle récupéra Aryë au passage sans adresser un regard de plus aux trois frères qui accélérèrent le pas.
« Hé ! Petite ! héla Kalim, avec sa délicatesse habituelle. Je peux jouer à la poupée avec toi ? »
Erzsebet augmenta la cadence de ses pas, ignorant l’inconnu qui semblait tout de même la suivre. De fait, Kalim avait conseillé à ses deux frères de contourner la jeune gardienne tandis qu’il continuait de la suivre. Ainsi Erzsebet ne vit pas Hörim s’approcher d’elle par son côté gauche, attrapant son bras avec force. Elle sursauta.
« C’est un bel enfant que tu tiens là, dis-moi. déclara Hörim, désignant Aryë. Je peux toucher ?
- Lâchez-moi ! ordonna la jeune fille, les larmes lui montant aux yeux.
- C’est que cette petite est caractérielle en plus ! ironisa Kalim, en passant une main dans les cheveux du Fléau. Allez, donnes-moi ça ! »
La voix de Kalim venait de retrouver son ton rocailleux ce qui déstabilisa Erzsebet, lâchant son emprise sur Aryë. Elle se souvenait de ces heures passées à s’entraîner avec sa mère et le jeune garçon d’écurie. Suis toujours ton instinct, ma fille. Fuis. Profitant du fait que les trois brigands étaient vraisemblablement plus intéressés par le bébé qu’elle leur avait légué, Erzsebet s’enfuit à vive allure.
« Kylan rattrape-là, merde ! » hurla Kalim lorsqu’il s’aperçut de la fuite du Fléau. Ce dernier avait déjà une bonne cinquantaine de mètres d’avance.
Obéissant aux ordres de son frère aîné, Kylan s’élança à la poursuite Erzsebet. Quelques secondes plus tard, il l’avait rattrapée. Agrippant férocement ses longs cheveux argentés, Kylan arrêta aussitôt la course de la jeune fille.
« Terminus, ma petite ! » railla-t-il avant d’être surpris par une grande masse noire bondissant sur lui.
Kylan fut plaqué contre le sol, laissant Erzsebet quelque peu sonnée par ce qui venait de se passer. Devant ses yeux s’élevait une bête immense, particulièrement effrayante. Tenant sur ses quatre pattes, la panthère se distinguait avec ses yeux jaunes presque hypnotisant. Sa tête, approximativement aussi grande qu’Erzsebet toute entière, dévoilait une mâchoire d’acier que la jeune gardienne n’avait nullement envie de voir de plus près. Kylan, lui, n’eut guère le choix. A peine son festin terminé, la panthère laissa son regard s’attarder quelques instants sur Erzsebet avant de disparaître aussi rapidement qu’elle était apparue.
Au début, il n’avait pas été question de voler la progéniture de la reine d’Astraloth. Au maximum, ils pensaient faire une grande frayeur à Erzsebet. Et puis, finalement, tout s’était passé si vite que leur plan avait changé. Ils avaient perdu Kylan au cours de cette mission, mais avaient finalement récupéré bien plus. Une nouvelle alliée, et pas n’importe laquelle. Aryë.
¹ : Mère
² : Père