Ebereka, esprit millénaire au service des Gulr, raconte :
Âge Archaïque, Mars 1537
C’est en cette date que tout commença. Peu après la mort d’Erst Gulr et le couronnement d’Eziak Gulr. Ce matin-là, il résonnait dans les rues de Nebullia le cri des rabatteurs, ces soldats de l’armée des Gulr qui avaient reçu la mission de recruter tout homme capable de tenir une arme. Le départ pour l’Eden était proche. Partout, les Gulr et les prêcheurs du Keya répétaient inlassablement leur sermon : quiconque prendrait les armes pour aller conquérir cette terre inconnue recevrait l’absolution et accèderait au Sanhédrin, le Paradis des Justes. Mais plus encore, on promettait que les mines de l’Eden regorgeaient de richesses, et tous, progressivement, s’étaient attelés à la lourde tâche de préparer la guerre à venir.
Dans les marais jadis occupés par les Trolls, on avait installé d’immenses forges qui construisaient des armes et des armures avec le précieux mythril du Nord, ramené par Keldan Dayong. Au nord de la capitale de ce monde, on avait construit de gigantesques arsenaux qui fabriquaient balistes, catapultes et trébuchets en série. On avait été jusqu’à aller capturer un grand nombre d’Edreis, ces montures fantasques de Nebullia. On racontait également, plus frénétiquement que jamais, que les hautains Princes-Marchands, sous les ordres d’Elessar Saeculia, constituaient une gigantesque flotte pour pouvoir intervenir sur les mers de l’Eden, après que nous ayons découvert dans le cercle des Brumes, ce curieux cercle de brouillard de la mer du Sud, un portail permettant également de joindre l’Eden.
Et pourtant, malgré tous ces préparatifs impressionnants qui révélaient toute la puissance et toute la majesté de notre tout nouvel empire, je ne pouvais m’empêcher en ce jour froid d’être pris d’un douloureux malaise. Etait-il vraiment sage d’entrer de cette manière belliqueuse sur le territoire d’indigènes que nous ne connaissions pas ? Oh bien sûr, nous avions envoyé quelques espions en avant-garde, et les rapports qu’ils nous avaient envoyé faisaient état d’un monde divisé en plusieurs fratries, possédant chacune un bastion inébranlable. Unies, ces fratries étaient invincibles, et c’eût été une folie que d’y confronter nos armées. Cependant, les fratries étaient plongées dans une guerre civile perpétuelle. Et c’était bien au milieu de cette zizanie séculaire que nous comptions intervenir.
Je ne m’interrogeais guère sur le déroulement de la guerre, ni sur son issue. C’était plutôt la légitimité de notre acte qui me questionnait et m’empêchait de réfléchir sereinement. De quel droit, nous, étrangers à ce monde, pouvions-nous conquérir en toute liberté de conscience un monde peuplé de consciences intelligentes ? Qu’est-ce qui nous donnait le droit d’aller en ce monde pour y apporter la mort et la destruction propre à chaque bataille ? Il n’existait qu’une seule réponse à cette question, une réponse qui ne souffrira jamais d’aucun appel : la volonté du Keya. Majestueux et bienveillant, tel était notre dieu. Et pour lui, nous allions vaincre en cet autre monde tous ceux qui s’opposeraient à nous.
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Âge Archaïque, Juillet 1537
Nous sommes arrivés en Eden dans le courant du mois de juillet de cette année. De par mon rang, je pus faire partie de l’un des tous premiers voyages, pour y établir les bases d’une citadelle militaire future pouvant accueillir les armées Nébulliennes au fur et à mesure de leur arrivée en ce monde. Je fus ainsi l’un des premiers à contempler ce ciel teinté de bleu et de nuages blancs, à être aveuglé par la lumière de cet astre jaunâtre, à sentir la douce odeur des herbes des plaines de ce monde. De loin, j’ai aussi eu la chance d’apercevoir des Edeniens, qui n’avaient rien de différent, physiquement, avec nous. Ce qui pouvait s’expliquer, encore une fois, par l’intervention du Keya : lors de sa métamorphose et de la création des mondes, n’a-t-il pas créé tout de la même façon ?
Selon les ordres donnés, j’avais commencé la construction d’une citadelle. Je regrettais qu’Erès l’Architecte soit mort, lui qui avait le don de bâtir les édifices les plus solides et les plus esthétiques, en un temps record. Mais ses travaux et études m’avaient grandement inspiré, et je pus quand même diriger efficacement le début des travaux. Ainsi, un premier groupe érigeaient de solides fortifications, tandis que d’autres creusaient des douves profondes qu’ils remplissaient avec l’eau des marais qui se trouvaient à proximité. Une troisième faction montait les tentes qui nous permettraient de loger provisoirement, en attendant la construction des bâtiments, construction qui nous était secondaire.
Au fil des jours, de nouveaux renforts arrivaient. Je n’en revenais pas quand je voyais le nombre de cottes de mailles étinceler sous le soleil aride de ce mois de juillet. Mais il n’y avait pas que des soldats qui arrivaient. Ainsi, des loges d’artisans forgerons continuaient d’aiguiser les lourds cimeterres réglementaires de la Légion des Ombres, comme il avait été décrété que l’armée officielle de Nebullia serait nommée, « Legio Ombrae » en langue Gulr. A l’extérieur de la ville, à quelques encablures de là, les sombres moines-soldats de l’Anima Templi, en très grand nombre aux aussi, affutaient leurs lames dévastatrices, gardant la curieuse chapelle qu’ils avaient bâtie. Chacun s’occupait à sa tâche, patientant tant bien que mal en attendant que l’empereur donne le signal. Bientôt, tous seraient là. Nous serions alors prêts à avancer sur l’échiquier de l’Eden.
Nos espions nous avaient rapporté, avant notre arrivée en ce monde, que le continent sur lequel nous étions arrivés se nommait Kedok, et que la capitale de cette région, Héliopolis, se tenait à plusieurs dizaines de kilomètres à l’est de notre position. D’après les précieux rapports qui nous étaient parvenus sur les habitudes des Edeniens, les habitants d’Héliopolis s’étaient organisés d’eux-mêmes en une nation commerciale et avaient par ailleurs aboli les taxes d’entrée que chaque royaume de l’Eden avait établi. Mais les gens de Kedok n’en étaient pas moins de valeureux guerriers, motivés plus que nuls autres par l’appât d’un gain facile et de marchandises à revendre. Ceux-ci ne seraient pas très difficiles à détruire cependant, puisqu’on estimait que la population totale d’Héliopolis atteignait, femmes, enfants et vieillards compris, à peine le tiers de notre armée. Logiquement, nous nous mîmes progressivement en route vers Héliopolis.
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