Le soleil se couchait sur Nebullia, laissant apparaître un ciel strié par la lumière rougeâtre de l’astre. Mélangé à la couleur pourpre de l’atmosphère de ce monde unique, le tout faisait penser à un univers infernal, chaotique, apocalyptique. Le chemin que j’empruntais alors, au sein de cette masse verdoyante qu’est le Keytek, forêt enchantée du monde que j’administrais, n’était pas pour rassurer les esprits les plus fertiles. En effet, de part et d’autre du chemin, je pouvais entendre de réguliers bruissements dans les feuilles, fruits des nombreuses bêtes en tout genre qui avaient établi domicile dans ce repère naturel. Mais depuis toutes ces années, depuis tous ces siècles, j’étais habitué à cette forêt. J’en connaissais les occupants, et tous me vouaient un profond respect. Car la hiérarchie, en ces lieux de savoir et de connaissance qu’on identifiait comme Nebullia, n’était pas un vain mot. Ainsi, l’empereur était pour tous une figure incontournable, et sacrée. Nul n’ignorait la loi de l’empire, aussi dure soit-elle, car elle était garante d’un monde pur. Aussi m’étais-je habitué à arpenter ces sentiers sereinement.

Mais je ne pouvais me défaire, ce soir-là, d’un douloureux malaise. Mon cœur était ailleurs. Je me mis à repenser à cet échange de missives entre Ebereka et moi-même, scellées d’un sceau mythique, formé des lettres L et O, surmontant un aigle doré dont les ailes lançaient des éclairs destructeurs. Ces lettres faisaient, tout d’abord, l’étude du monde que nous appelions jadis l’Eden, qui était devenu les Terres d’Argents. Je me permis un sourire à l’évocation de ce nom fantasque. L’argent laissait sous-entendre la luxure, la richesse d’esprit, … Quand on voyait le quotidien de ce monde, on était forcé de se demander où les Edeniens pêchaient leur soi-disant richesse d’esprit. Depuis que nos aïeux avaient été chassés de ces terres stériles, l’Homme n’avait eu de cesse de rechercher la puissance, au moyen de la haine, de la guerre, de la destruction. Toutes les causes, toutes les volontés qui animaient ces êtres n’étaient en fait que de vulgaires prétextes pour étendre une influence déjà bien trop déraisonnable. Les rois se succédaient, légitimes ou non, telle n’était pas la question. Tous s’inventaient des termes subtils qui n’étaient voués qu’à cacher au plus profond d’eux-mêmes ce sentiment destructif et apocalyptique qui les animait tous. Brius, Herbert, Yjan, GoodQ, Aethen… Tous se croyaient investis d’une sainte mission, confiants dans leur légitimité. Et pourtant, malgré les mots de tous ces souverains, tous ces êtres soi-disant habités d’une énorme noblesse d’esprit, le monde allait de plus en plus mal.

L’illettrisme, la paresse, la luxure, la haine, voila quels étaient les véritables sentiments qui hantaient tous ces hommes. Ils s’affrontaient dans une lutte ancestrale, un combat manichéen et fratricide, qui n’avait connu qu’une seule pause, celle où les Gulr, souverains de la Legio Ombrae, étaient devenus les conseillers des Royaumes. Hélas ! Ce temps lointain était maintenant oublié, tel un nectar dont on n’aurait plus qu’une très vague perception du goût, et il n’y avait plus guère que l’Ombrae Genesia pour ressasser ces vieilles histoires qui n’intéressaient maintenant plus personne... ou presque Voici peu, Ebereka, esprit ancestral au service des Gulr depuis la nuit des temps, m’avait contacté. Ensemble, nous avions établi le bilan de tous ces millénaires durant lesquels l’Homme avait été voué à lui-même. Pas par vengeance, pas parce qu’il nous avait chassé : parce que nous l’estimions suffisamment capable de trouver seul, comme le disaient les Aïeux, la lumière au bout des ténèbres. Il semblait finalement que nous nous soyons trompés. La haine avait atteint son paroxysme. Les plus grands s’étaient érigés des forteresses de marbre blanc, d’or, d’argent et de cristal. Ils alignaient volontiers leurs richesses. Et tous ceux-ci se déclaraient comme les garants d’un monde de lumière… Au lieu d’aider leur prochain, ils se confinaient dans leurs purges. Ça, pour détruire, ils étaient forts. Il arrivait même parfois, comble du comble, qu’ils se réunissent entre fratries, et qu’ils décident de faire le blocus de tel ou tel endroit. Tous leurs ennemis, qui n’étaient autres que leurs frères, qui avaient le malheur de passer à l’endroit au mauvais moment, étaient irrémédiablement tués.

Alors, témoins de ces futilités, nous avions consulté nos proches. Les conseillers et les sages de l’Empire avaient été questionnés. Et lentement mais sûrement, l’ordre avait évolué, devenant une société puissante basée sur la logique et non l’irrationalisme. Sur la justice et non sur la luxure. Sur la connaissance et non sur l’ignorance. Enfin, sur l’amour du prochain et non sur la haine. Ainsi était née la Cause des Justes, évolution homonyme de la Legio Ombrae. Il n’était pas question pour nous de remettre en question les fondements de Nebullia et son empire. Tout ce qui avait été fait jadis suivait la volonté du Keya, et ce que nous bâtissions aujourd’hui l’était tout autant. Nous appuyions notre mission sacrée sur une connaissance accrue de ce que nous nommions la Verité. Cet ensemble de textes anciens et sacrés enterrés sous Sante Keya, notre cathédrale, n’était autre qu’une explication ancestrale des grands Mystères de la vie. Quiconque possédait ces textes était plus puissant car il comprenait enfin la condition humaine, y compris les zones encore en jachère du cerveau, qui ne demandaient qu’à être exploitées. A dire vrai, ces zones étaient l’origine des pouvoirs surnaturels des Gulr et de leurs suivants.

C’est pour ça que, dès les premiers Gulr, il fut fondé en même temps que l’empire une sorte de société secrète, désireuse de préserver la possession de ces textes. Au-dessus de la cache des grimoires, ils érigèrent jadis une imposante cathédrale qu’ils nommèrent Sante Keya, du nom de notre divinité. Afin de bénéficier d’une confortable couverture, les gardiens du grimoire se transformèrent en une milice de moines-soldats, qui ne quittaient jamais l’endroit saint, où, paraissait-il, ils se livraient à d’étranges entrainements. Ils s’autoproclamèrent Gardien du Temple, tout en cachant leur vraie mission qu’ils ne révélaient qu’à l’empereur de Nebullia. Ainsi, ils n’obéissaient à nul autre que la puissante éminence impériale. Hélas, le temps passa, et avec la décadence de l’empire, les Gardiens s’éteignirent d’eux-mêmes. Aujourd’hui, il n’existait plus qu’un infime fragment de cette race de gardiens qui avaient donné leur vie pour protéger le plus grand secret de Nebullia. L’âme qui gouvernait le cerveau d’Ebereka. Autrefois, il avait été la propriété d’Ezak, agissant pour lui comme un espion destructeur dans les rangs ennemis. On murmurait même à l’époque qu’il aurait été choisi en grand secret pour devenir le successeur d’Ezak. Nul doute que l’histoire de l’empire aurait alors pris une toute autre tournure…

Maintenant qu’Ebereka agissait pour le compte de la Cause des Justes, que nous avions commencé à imaginer ensemble, il devenait primordial de transmettre le savoir perdu pendant si longtemps des gardiens. Il fallait que chaque Ombrae connaisse le secret, et soit transformé spirituellement pour atteindre la plénitude de ses facultés. Lorsque j’interrogeais mes plus proches collaborateurs sur ce sujet, nous décidâmes ensemble d’appliquer cette transformation dès l’initiation. Ainsi le recrutement revêtirait-il une nouvelle forme, calquée sur celui qu’utilisaient les Gardiens du Temple. Car le secret qui sera transmis à nos futurs compagnons n’est pas de ceux qui doivent être pris à la légère : de la possession de ces rouleaux dépendent la survie des mondes d’Eden et de Nebullia, ainsi que toute espèce vivante…