Mon histoire est encore des moins connues aujourd'hui. Ainsi, si certains sont des amateurs, férus de littérature ombrale, il n'en demeure pas moins des flous sur ma vie antérieure aux évènements survenus récemment. La totalité de ma geste, l'épopée pour le moins épique de l'être qu'on nomme Moach Gulr reste pour le moment totalement inconnue, mais aujourd'hui il m'est donné de soulever une partie du voile qui s'était abattu sur ma vie, aussi compliquée et dure à suivre soit-elle.
La pluie tombait tel un rideau, m'obligeant à prononcer certaines formules de ma connaissance pour me permettre de traverser moultes marécages devenus infranchissables à cause du climat trop pluvieux de cette contrée. Au diable les recommandations sur l'usage jouissif de la magie du grand Eziak Gulr, je l’avait maintenant laissé bien loin derrière moi, et bien malin celui qui pourrait me retrouver dans ce dédale de forêts, de champs et de plaines.
La guerre faisait rage ici, on parlait d’un duel émérite entre un certain Hestius et un dénommé Groar le Barbare. Fuyant cet affrontement qui n’était pas mien, j’en suis arrivé à cette contrée de Boudok. Seulement, il commençait à se faire tard, et je n'osais espérer trouver en cette forêt un abri sous lequel m'abriter pour la nuit. Sortie de nulle part, une route pavée était là, étonnement entretenue en ces temps incertains... Remerciant ma chance, je m'empressais de la suivre.
Un bruit de sabots sur la route pavée me fit sortir de cette rêverie agréable. Un cavalier ? Dehors, à cette heure, et sous ce temps ? Mon premier reflexe fut de me cacher, naturellement. Il faut savoir que nous autres Gulr n’apprécions que peu, depuis le temps du Suprematio, entrer en contact avec des hommes. Nous avions eu la preuve de leur perfidie. Je souriais finalement à cette idée. N'étais-je pas un Gulr, immortelle créature, puit de sciences et de connaissances ? N’étais-je pas à même de tuer facilement un cavalier esseulé ?
Je ne m'écartais donc nullement de ma route, et continuais mon chemin d'un pas tranquille, paisible, du moins autant que le permettait le climat peu accueillant de la contrée. Le cavalier eut vite fait de me rattraper. Il chevauchait un destrier noir, n'était vêtu que de rouge, et son visage était caché par la capuche qu'il portait, se protégeant ainsi d'une manière efficace contre la pluie. Nulle arme à ses hanches, nul blason me permettant d'identifier la personne. M'apercevant, il stoppa, et de haut de son cheval, me toisa.
"Holà... Qui es-tu, maraudeur ? Ne sais-tu donc pas que cette province est maintenant territoire de Hestius ? Ne sais-tu pas que l'endroit est peu propice aux voyages et aux pèlerinages ?"
Le ton arrogant avec lequel il s'adressa à moi me permettait de savoir que l'interlocuteur que j'avais en face de moi n'était pas à prendre à la légère, et qu'il n'était guère sage pour l'instant de lutter verbalement contre lui, pas plus sage qu'il ne serait de lui donner ma propre identité. Je décidais donc de me faire passer pour un faible poète.
"Nulle envie de ma part de vous porter préjudice, seigneur chevalier. Voyez-vous, je ne cherche noise à personne, juste gîte et couvert pour la nuit. Quant à votre première question... Nommez-moi Manannan, poète de mon état, et conteur de sagas."
"Un conteur ? Eh bien, mon ami, voila qui me plait. Je me dirige vers un fort, où des hommes attendent impatiemment une distraction quelconque. Si par tes mots, tu réussis à les rassasier, tu auras ton abri pour la nuit... Mais si tu échoues, tu devras reprendre ta route, en tout bon pèlerin que tu restes.
Je n'eus guère d'autre choix que d'accepter l'offre de l'inconnu. Après tout, j'étais confiant dans mes talents oraux. J'avais déjà démontré, au conseil des Gulr, que je pouvais captiver n'importe quel homme civilisé. Cependant... ce n'était pas le même type d'homme que j'allais devoir divertir. Enfin. C'est ainsi que nous reprîmes la route, parlant ensemble de sciences, de philosophie et d'autres facettes de la vie qu'il serait inutile de conter ici. Cet homme -dont j'ignorais toujours l'identité- m'étonnait de plus en plus. J’étais à mille lieues des frontières de son intelligence qui semblait démentiel. Je m’amusais donc avec, et ensemble nous faisions jouer nos langues dans un débat qui se trouvait fort animé.
Nous finîmes par arriver en vue du "fort". Avec ses grands remparts sombres, ses donjons élancés vers les cieux et les éclats des armures cramoisies des nombreuses sentinelles, c'était davantage une citadelle imprenable qu'un vulgaire fort. Ce fut le drapeau qui m'intriguait le plus : une clé d’or, sur un fond blanc. Je me souvenais avoir déjà vu ce drapeau quelque part, mais hélas, il m'était impossible de me souvenir de ce moment. Fouillant en vain dans ma mémoire, je ne manquais pas de remarquer une dizaine d’hommes en armure autour de nous, se glissant silencieusement, en couverture. Lorsque nous arrivâmes devant la herse de fer, un garde s'approcha, et lorsqu’il reconnut le cavalier, cria :
"Soulevez la herse ! Le Haut Dignitaire est de retour !"
A ce moment, la lumière vint à mon esprit. Il n'existait qu'un ordre sur ces terres qui offrait à son chef le statut de Haut dignitaire : L’armée du Très Saint Conclave, menée par Hestius et Jareth. Je me souvins alors du drapeau, et je me rappelais l'avoir étudié... La clé d’or, symbole de la dévotion de l’ordre à leur déesse Suciva, et le blanc, couleur d’Hestius, symbolisant sa pureté et sa bienveillance. Ainsi, mon interlocuteur était ce Hestius, dont on racontait tant d'exploits. Je me retournais vers ce dernier, et vit qu'il souriait.
"Les choses ne sont pas toujours ce qu'elles ont l'air d'être, Manannan. Avant que tu ne commence à essayer de te faire entendre de mes chevaliers, je souhaiterais t'avouer quelque chose. Suis-moi."
Laissant à un palefrenier le soin de s'occuper de sa monture, Hestius m'emmena dans un dédale de couloirs et de chambres, de salons et de salles. Je remarquais au passage le nombre imposant de statues de marbre, et de tapisseries. Hestius avait absolument tout du grand Seigneur. Arrivé devant de lourdes et imposantes portes, il ôta sa capuche, révélant ainsi un visage beau et noble.
"Manannan. Nos chemins ne se sont pas croisés par hasard, un homme de mon envergure, et un autre de la tienne n'ont aucune peine à le deviner. Je sais que tu ne te nommes pas Manannan, mais Moach Gulr. Tu es l'assassin du vieux Leonidas, ami de Groar le Barbare, mon ennemi. Ici, tu deviens mon ami. Je connais tout de toi. Tu es un de ceux que les anciens textes présentent comme les Gulr, ces êtres mélodieux et puissants qui pratiquent le culte du Keya.
Disant cela, il ouvra les lourdes portes... et me fit peur. Je m'attendais à me produire devant quelques hommes tout au plus... Plusieurs centaines de guerriers étaient assis là, attendant, riant, criant. Alors que Hestius allait s'asseoir au fond de la salle, je montais sur une table, et commençais à tisser ma toile vocale.